CANCEROGENES DANS L’ENVIRONNEMENT HUMAIN

A partir du milieu des années 1960, des études épidémiologiques mettent en évidence l’implication de plusieurs agents physiques, chimiques et biologiques dans le développement de cancers chez l’homme, ainsi qu’en témoigne l’ouvrage de Richard Doll, Prevention of Cancer: Pointers from Epidemiology, paru en 1967. Parallèlement aux études épidémiologiques, les essais de toxicité à long-terme chez les animaux de laboratoire (plus particulièrement les souris, les rats ou les hamsters) exposés à des doses élevées de substances chimiques, telles que la suie et les goudrons de houille, démontrent sans équivoque la capacité de celles-ci à induire un cancer. Les deux approches – observations chez l’homme et essais sur l’animal de laboratoire – visant à identifier des cancérogènes naturels ou artificiels, étaient parfaitement complémentaires tout en créant une sorte de « compétition positive ». L’épidémiologie s’appuie en effet sur des faits concrets chez l’homme, et par conséquent, c’est le test décisif prouvant la cancérogénicité d’une substance, mais cela signifie aussi que les cancers provoqués par celle-ci sont déjà survenus. Aussi, d’un point de vue préventif, est-il préférable d’obtenir des preuves chez l’animal de laboratoire, qui permettront d’éviter l’exposition de l’homme à des produits expérimentalement reconnus cancérogènes. Malheureusement, ce qui se produit, ou non, chez les animaux ne correspond pas forcément à ce qui se produit chez l’homme. Ainsi, au milieu des années 1960, il y avait une grande différence entre les faits épidémiologiques et les résultats expérimentaux : le tabagisme était clairement cancérogène chez l’homme, mais dans le même temps, aucune preuve de cancérogénicité de la fumée de tabac n’était observée lors des essais chez l’animal.

Dès 1969, le CIRC a exploité la nature complémentaire des deux approches au lieu de s’en tenir à l’écart de crainte de possibles discordances. Il a ainsi développé deux activités prioritaires sur le long-terme, destinées à identifier les cancérogènes dans l’environnement humain : le Programme des Monographies du CIRC consistant en une revue systématique de tous les résultats publiés, épidémiologiques et expérimentaux, relatifs à la cancérogénicité de substances (au départ) chimiques ; et les études épidémiologiques concernant l’exposition de l’homme à des facteurs particuliers, issus de l’environnement général ou professionnel. Par ailleurs, au cours des vingt premières années qui ont suivi sa création, le CIRC a réalisé plusieurs essais de cancérogénicité chez l’animal de laboratoire (voir « DDT et cancérogenèse transplacentaire et transgénérationnelle »).

LES MONOGRAPHIES DU CIRC, UNE REFERENCE MONDIALE POUR LES CANCEROGENES ENVIRONNEMENTAUX

Une approche systématique pour l’évaluation des indications scientifiques

Le CIRC a lancé son Programme des Monographies en 1971–1972, après une phase préparatoire, à l’initiative et sous la direction de Lorenzo Tomatis (voir « Lorenzo Tomatis, deuxième Directeur du CIRC »). L’objectif consistait à développer un outil capable d’évaluer les indications disponibles à un moment donné, sur tel ou tel agent cancérogène, afin que les activités de prévention du cancer puissent s’appuyer sur des bases scientifiques solides. Il existait déjà dans la littérature scientifique des revues sur le sujet, avec notamment l’ouvrage de Doll, Prevention of Cancer: Pointers from Epidemiology. Toutefois, deux aspects rendaient l’approche du CIRC particulièrement innovante : l’approche systématique consistant à examiner et à évaluer chaque agent en suivant une même procédure, et l’idée que le meilleur moyen d’accéder à la « vérité » passe par le débat et des vérifications croisées entre d’éminents spécialistes. Dans la mesure où toute connaissance humaine n’est jamais parfaite, la vérité est forcément approximative, mais elle peut être explicitement établie et qualifiée en fonction du degré de confiance qui lui est accordé. Dans la pratique, des intérêts secondaires et des objectifs extérieurs, tels que des incitations financières ou des attitudes revendicatrices, peuvent fausser le jugement scientifique et interférer avec le but initial de cette recherche de la vérité. Par conséquent, les spécialistes sélectionnés pour participer aux évaluations doivent être libres de tout conflit d’intérêts.

Un programme en évolution

Pour remplir son objectif, le Programme des Monographies devait être évolutif, dans la mesure où il lui fallait d’une part, intégrer les mises à jours concernant les indications scientifiques dès la parution de nouvelles informations sur le sujet, et d’autre part, adapter les critères d’évaluation de ces indications à la lumière des nouvelles connaissances sur les mécanismes de cancérogenèse. Pendant plus de 40 ans, le programme a réussi à maintenir et à renforcer ce double aspect pour devenir une référence – bien souvent, la référence – tant sur le plan scientifique que de la santé publique.

C’était aux pays de prendre les décisions et les mesures de santé publique, mais pour cela, il leur fallait un document présentant clairement des indications de cancérogénicité. Et ce document, c’était les Monographies. – Ruggero Montesano, ancien chercheur du CIRC

Le choix des agents à évaluer s’est d’abord porté sur les substances chimiques pour lesquelles on disposait de données relatives à leur cancérogénicité. Une Monographie était alors préparée et publiée pour chaque agent évalué, et la série allait devenir connue sous le nom des « Orange Books », baptisée ainsi en référence au coloris de sa couverture.

Le premier volume de la série des Monographies du CIRC est paru en 1972. Il couvrait les évaluations de substances inorganiques (p. ex., le béryllium), du chloroforme, de plusieurs amines aromatiques, de composés nitrosés et de produits naturels (notamment les aflatoxines).

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Chaque Monographie est le produit des délibérations d’un Groupe de travail constitué d’experts internationaux du domaine concerné, qui se réunissent à Lyon pendant 7 à 10 jours, le secrétariat étant assuré par le personnel du CIRC. Pendant cette réunion, les rapports d’évaluation initiaux, préparés à l’avance par différents membres du Groupe de travail, sont débattus et révisés à plusieurs reprises avant de parvenir au texte final. La Monographie examine en détail la littérature scientifique publiée sur la présence du produit concerné dans l’environnement, l’exposition de l’homme à ce produit, les études de cancérogénicité chez les animaux de laboratoire et chez l’homme, ainsi que toute autre donnée biologique pertinente. Elle se conclut par une synthèse des différentes sections et une évaluation de l’ensemble des indications de cancérogénicité pour l’homme de l’agent concerné.

Les deux premiers volumes publiés en 1972 et 1973 contenaient chacun plusieurs Monographies. Ils concluaient déjà à la cancérogénicité pour l’homme de toute une série de substances chimiques, dont les amines aromatiques, différents types de fibres d’amiante et le nickel. A l’époque, ces évaluations étaient formulées dans un style narratif en différentes langues, selon le Groupe de travail. Si bien qu’il est rapidement devenu nécessaire d’introduire une certaine uniformité rédactionnelle, ainsi qu’un classement des indications de cancérogénicité, celles-ci apparaissant parfois décisives, parfois limitées ou tout simplement absentes. En conséquence, le préambule général aux Monographie a été révisé et contient désormais des directives procédurales et rédactionnelles à l’intention des membres du Groupe de travail, dont les suggestions, basées sur leur expérience et les discussions échangées aux cours des réunions, sont venues renforcer le guide sous forme de critères formels. Le format adopté en 1987–1988 est pour l’essentiel toujours d’actualité (voir « Classification des substances cancérogènes par le CIRC »).

Le Programme a débuté sous le titre « Monographies du CIRC sur l’Evaluation du risque cancérogène pour l’homme représenté par les substances chimiques ». Au vue de sa grande qualité, plusieurs éminents chercheurs demandèrent à ce qu’il ne soit pas limité aux seules substances chimiques, mais élargi pour (selon les propres mots de Richard Peto) « considérer les cancérogènes chimiques, les facteurs liés au mode de vie et les infections chroniques comme séparément importants, et placer ainsi les causes du cancer dans une perspective plus équilibrée. » Depuis sa refonte en 1987–1988, la série s’intitule « Monographies du CIRC sur l’Evaluation des risques de cancérogénicité pour l’homme ». Ce titre reflète la plus large portée du programme qui couvre désormais les agents chimiques, physiques et biologiques, ainsi que des mélanges complexes (comme la fumée de tabac) et des expositions difficiles à décrire précisément (comme certaines expositions professionnelles). Cette nouvelle dimension a conduit le Programme des Monographies à réaliser des évaluations importantes du risque cancérogène représenté notamment par des agents infectieux, tels que les virus (virus de l’hépatite B et C, virus du papillome humain), les bactéries (Helicobacter pylori) et les parasites (Schistosoma mansoni), ainsi que par l’exposition à des agents physiques comme les rayons ultraviolets et le radon.

Coffret des six ouvrages du Volume 100 des Monographies du CIRC : une revue des cancérogènes pour l’homme.

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Le Programme des Monographies m’a impressionné par sa rigueur. Il constituait une référence internationale en termes de processus, de critères d’évaluation et de présentation des indications de cancérogénicité d’expositions spécifiques. – Tony McMichael, ancien Président du Conseil scientifique

Le Programme a connu deux autres adaptations importantes au fil des ans. La première résulte de l’amélioration des connaissances concernant les mécanismes par lesquels une substance chimique ou un virus peuvent induire un cancer. On a ainsi accordé davantage de poids aux données mécanistiques pour évaluer si un agent est cancérogène. Plusieurs substances chimiques ont en effet été classées cancérogènes pour l’homme, alors qu’il n’existait pas suffisamment de données épidémiologiques probantes, directes, mais qu’il était clairement établi que la substance agissait par le biais d’un mécanisme connu de cancérogenèse. (A contrario, les molécules de certains colorants sont métabolisées dans le corps humain en benzidine, une molécule pour laquelle on dispose de preuves épidémiologiques directes de cancérogénicité). Pour la plupart de ces substances, il y avait par ailleurs des indications suffisantes de cancérogénicité chez l’animal.

La seconde adaptation tient à une meilleure spécification du rôle des participants aux réunions des Monographies. Les membres du Groupe de travail sont chargés de l’examen critique et de l’évaluation des données pendant la réunion. Les invités, spécialistes et représentants des organismes de santé nationaux et internationaux, mettent leurs compétences au service du Groupe de travail, mais ne peuvent présider une réunion ou un sous-groupe, ni rédiger un texte ou participer aux évaluations. Un nombre limité d’observateurs issus par exemple de l’industrie ou d’organisations non gouvernementales et jouissant d’une grande crédibilité scientifique peuvent également être admis aux réunions d’évaluation selon des directives bien précises quant aux limites de leur participation. Le personnel du CIRC assure le secrétariat et participe à toutes les réunions en qualité de rapporteur.

Récemment paru, le Volume 100 des Monographies comporte six ouvrages rassemblant les mises à jour pour plus de 110 agents auparavant classés dans le Groupe I (cancérogènes pour l’homme). Les volumes 100A à 100F couvrent les produits pharmaceutiques ; les agents biologiques ; les métaux, l’arsenic, les fibres et les poussières ; les rayonnements (ionisants et non ionisants) ; les habitudes personnelles et expositions domestiques ; les agents chimiques et les professions associées. Ces synthèses comportent également une revue des organes spécifiques pour lesquels on dispose d’indications suffisantes indiquant qu’un agent peut y induire le développement d’un cancer, étant entendu qu’un agent cancérogène pour certains organes peut l’être aussi pour d’autres organes.

Vincent Cogliano, chef du Programme des Monographies de 2003 à 2010, a coordonné le fonctionnement des Groupes de travail chargés de l’évaluation des données et de la production du Volume 100. Aux côtés de Lorenzo Tomatis, Harri Vainio et Jerry Rice, il a rejoint le cercle des personnes qui ont dirigé le Programme des Monographies sur de longues périodes de son histoire.

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