DEPISTAGE ET DIAGNOSTIC PRECOCE DU CANCER

L’ampleur du domaine de la recherche sur le cancer et la nécessité impérative de se maintenir au top niveau ont incité le CIRC, dès ses débuts, à concentrer ses activités sur la prévention du cancer, en combinant études épidémiologiques et de laboratoire pour identifier les agents étiologiques de la maladie et ouvrir la voie à la prévention primaire. Le Centre a également initié des recherches en matière de diagnostic précoce des lésions précancéreuses à des fins de prévention secondaire, en particulier pour le cancer du col de l’utérus. Dans les pays en développement qui manquent cruellement d’installations médicales, il est très important de diagnostiquer la maladie au plus tôt – tout du moins avant qu’il ne soit trop tard. C’est pourquoi le CIRC a axé ses projets sur ces pays, en conjuguant la recherche scientifique avec le développement et le renforcement des infrastructures locales dédiées au diagnostic et au traitement.

Au début des années 1980, le CIRC a ainsi conduit un projet pilote dans la province chinoise du Henan. Il s’agissait d’un essai de prévention de taille modeste, visant à évaluer l’effet d’un apport alimentaire en zinc et en vitamines sur l’incidence des lésions précancéreuses dans une population à forte incidence de cancer de l’œsophage. Aucun effet n’a été mis en évidence. Au milieu des années 1990, le CIRC a également étudié l’effet des compléments alimentaires en vitamine A et β-carotène sur la leucoplasie orale – lésion précancéreuse de la bouche – dans le cadre d’un essai sur une petite population de pêcheurs et de femmes en Inde. La régression des lésions obtenue avec ce traitement a montré l’intérêt de poursuivre de tels essais à plus long terme. Parallèlement à ces activités, le CIRC a lancé la série des Handbooks of Cancer Prevention, ainsi que d’autres revues consacrées à l’évaluation des possibilités de prévention, englobant plusieurs programmes de dépistage.

J’ai fait partie de la première délégation du CIRC à se rendre dans une région rurale très reculée de Chine, où nous avons séjourné pendant deux à trois mois. Nous étions les premiers étrangers à aller là-bas. Nous y avons réalisé les premières études d’intervention pour tenter de prévenir l’apparition de lésions précancéreuses avec des vitamines. – Nubia Muñoz, ancien chercheur du CIRC

DEPISTAGE DU CANCER DU COL DE L’UTERUS

Dans les pays développés

Au cours des cinquante dernières années, l’incidence du cancer du col utérin et la mortalité qui lui est associée ont considérablement chuté dans la plupart des pays développés, apportant ainsi la première preuve claire de l’efficacité du dépistage pour la prévention du cancer.

Il est possible de confirmer le diagnostic clinique de cancer en observant au microscope l’aspect histologique caractéristique de la tumeur sur un prélèvement de tissu. L’examen microscopique des cellules exfoliées peut également apporter de précieuses informations pour le diagnostic précoce du cancer du col utérin, comme George Papanicolaou fut le premier à le suggérer en 1928. A la fin des années 1940, la faisabilité et la simplicité de l’examen cytologique du col de l’utérus, ou « frottis », étaient parfaitement reconnues aux Etats-Unis. Comme l’a fait remarquer Michael Shimkin : « Puisqu’elle permet de détecter le cancer avant qu’il ne devienne invasif, cette méthode devrait considérablement réduire la mortalité par cancer du col utérin ». Cet argument d’une logique implacable – s’appliquant à d’autres cancers, ainsi qu’à d’autres maladies – va justifier les recherches en matière de dépistage et de traitement précoce des maladies (voir « Dépistage du cancer : théorie et réalité »).

Réalisée par le CIRC en collaboration avec des chercheurs finlandais, l’étude de l’évolution de la mortalité par cancer du col utérin dans les pays nordiques est venue valider l’efficacité du frottis de dépistage. En 1980, plus des trois quarts des femmes bénéficiaient du dépistage au Danemark, en Finlande, en Islande, en Norvège et en Suède. Entre 1953 et 1982, la mortalité par cancer du col utérin a cessé d’augmenter et commencé à diminuer dans ces cinq pays, de même que l’incidence de la maladie qui a commencé à décroître à partir du milieu des années 1960.

Evolution des taux de mortalité cumulés (tranche d’âge : 0–74 ans) pour le cancer du col utérin, dans les pays nordiques. Entre 1965 et 1982, les cinq pays ont connu une diminution de la mortalité. Depuis le milieu des années 1960, en dehors de l’introduction des programmes de dépistage, les systèmes de santé n’ont connu aucun changement important, susceptible d’affecter nettement la mortalité par cancer du col de l’utérus. Après 1965, la mortalité a chuté de 84% en Islande, de 50% en Finlande et de 34% en Suède. Ces trois pays avaient établi des programmes nationaux de dépistage organisé. La mortalité a diminué de 27% au Danemark, où le programme de dépistage avait été introduit dans quelques provinces, et de 11% seulement en Norvège, ou une seule province bénéficiait d’un programme de dépistage organisé.

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Le CIRC a participé à de très importantes publications, qui sont devenues des références en matière d’évaluation du dépistage du cancer du col utérin, et qui constituent un outil précieux pour les 20 prochaines années. – Max Parkin, ancien chercheur du CIRC

La Publication scientifique du CIRC No. 76, Screening for Cancer of the Uterine Cervix, est parue en 1986, à l’initiative conjointe du CIRC et de l’UICC. Les articles qui y sont rassemblés donnent des informations détaillées sur les programmes de dépistage des pays nordiques et de quelques autres pays, et analysent les données concernant leur efficacité. Ils abordent la question de la fréquence du dépistage et des tranches d’âge optimales pour l’effectuer. A partir du milieu des années 1980, tout le monde s’accorde à reconnaître l’efficacité des programmes de dépistage par frottis dans la prévention du cancer du col utérin et de la mortalité qui lui est associée. Cette opinion se fonde sur le résultat des études observationnelles, mais sans que des essais randomisés en apportent la preuve.

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Dans les pays en développement

Depuis plusieurs décennies, les programmes de dépistage organisé, proposant aux femmes un frottis tous les deux ou quatre ans, ont réduit de près de 80% l’incidence du cancer du col utérin et la mortalité associée en Australie, au Japon et en Nouvelle-Zélande, ainsi qu’en Europe et en Amérique du Nord. Mais plus d’un demi-million de nouveaux cas de cancer du col de l’utérus surviennent chaque année dans le monde, dont 85% dans les pays en développement. Les cas y sont souvent diagnostiqués à un stade avancé de la maladie. Dans certaines régions d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, la survie à cinq ans des patientes est inférieure à 50%.

Dans les pays à revenu faible, les programmes de dépistage sont souvent inexistants, et dans les pays à revenu intermédiaire, ils sont souvent peu suivis. De plus, il n’est pas facile d’instaurer et de maintenir un service de cytologie de dépistage de grande qualité quand la population est importante. Enfin, les milieux aux ressources limitées disposent rarement des services appropriés pour pratiquer une biopsie et obtenir confirmation du diagnostic par un spécialiste en anatomopathologie. Compte tenu de toutes ces limites, il était impératif de développer des techniques de dépistage du cancer du col utérin plus simples à l’intention des pays à revenu faible et intermédiaire.

Femmes dans un centre de soins, en Inde, en attente pour un dépistage du cancer du col de l’utérus.

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Le CIRC a catalysé cette initiative grâce à une approche combinant la recherche de méthodes alternatives performantes avec la mise en place et le renforcement des services de santé nécessaires pour leur application à grande échelle (voir « Projets de recherche liés au développement des services de santé »). Il a ainsi conduit une importante étude collaborative, rassemblant plus de 130 000 femmes âgées de 30 à 59 ans, originaires de 497 villages de l’Etat indien du Maharashtra. Les villages ont été aléatoirement assignés à quatre méthodes de dépistage différentes, toutes les femmes d’un même village bénéficiant de la même méthode. Le suivi a ensuite été assuré pendant 8 ans, au cours desquels l’incidence du cancer du col utérin et la mortalité associée ont été enregistrés.

Au bout de 8 ans, la comparaison des quatre procédés a montré que le test de détection de l’ADN de virus du papillome humain (VPH) (voir le chapitre « Du laboratoire à la population ») donnait le meilleur résultat. En deuxième position arrivait la méthode de dépistage la plus simple des quatre : l’inspection visuelle du col utérin à l’acide acétique. La technique consiste à examiner le col à l’aide d’un colposcope (microscope binoculaire grossissant qui permet d’inspecter le vagin et le col utérin) après application d’acide acétique avec un coton-tige. Si la surface du col présente une anomalie, une colposcopie complète est pratiquée afin d’identifier les lésions précancéreuses qui pourront être traitées immédiatement soit par cryothérapie (destruction du tissu par congélation à l’azote liquide), comme c’est le cas dans le cadre de l’étude menée en Inde, soit par coagulation à froid ou résection à l’anse diathermique.

Taux de mortalité cumulée pour le cancer du col utérin, sur 8 ans de suivi, dans le cadre de l’étude des méthodes de dépistage réalisée en Inde, dans une région rurale. C’est avec le test de détection de l’ADN du virus du papillome humain (VPH) (triangles jaunes) que l’on observe la mortalité la plus faible. Vient ensuite l’inspection visuelle du col utérin à l’acide acétique (losanges bleus). Le recul de la mortalité est moins net pour le dépistage cytologique (carrés violets) et dans le groupe témoin qui n’a pas participé à un programme de dépistage particulier (croix vertes).

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L’approche « voir et traiter », permettant de réaliser dépistage, diagnostic et traitement au cours d’une seule consultation, peut s’avérer particulièrement intéressante dans les zones rurales où les femmes doivent parfois parcourir de longues distances pour atteindre des dispensaires souvent mal équipés. Au vue de sa simplicité et de son coût abordable, l’application à grande échelle de cette intervention basée sur l’inspection visuelle du col utérin à l’acide acétique, a été testée en Asie (Bangladesh et Thaïlande) et en Afrique (Angola, Burkina Faso, Congo, Guinée, Mali, Niger et Tanzanie). Le CIRC a joué un rôle déterminant dans la formation des professionnels de santé à cette approche, et a ainsi pu concrétiser les résultats de la recherche jusqu’à l’adoption des mesures de prévention dans de tels contextes.

Résultats de l’inspection visuelle du col utérin à l’acide acétique. On observe une nette différence entre un col normal (gauche) et un col présentant une lésion évocatrice d’une néoplasie cervicale intraépithéliale, stade précoce du cancer du col utérin.

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DEPISTAGE DU CANCER DE LA BOUCHE

Avec 300 000 nouveaux cas annuels dans le monde, le cancer de la bouche est responsable de 150 000 décès chaque année. Les deux tiers des cas surviennent dans les pays en développement et un tiers sur le sous-continent indien où le cancer de la bouche est le cancer le plus fréquent chez les hommes. Ce risque élevé est lié à la mastication de mélanges contenant des agents classés cancérogènes par le Programme des Monographies du CIRC. Si le cancer n’est pas détecté et traité à un stade précoce, le taux de survie à 5 ans est faible (40% ou moins). Le cancer de la bouche est donc un excellent candidat au dépistage, d’autant que l’examen de la cavité buccale est facile à réaliser.

Le CIRC a coordonné un vaste essai randomisé dans l’Etat du Kerala, à la pointe sud-ouest du sous-continent indien, pour tester le dépistage visuel du cancer de la bouche. Cet essai a rassemblé environ 200 000 hommes âgés de 35 ou plus, appartenant à 13 communautés locales. Sept d’entre elles ont bénéficié de trois campagnes de dépistage visuel sur 8 ans. Les six groupes de population restants constituaient la branche témoin de l’essai, affectée au protocole de soins standard dans l’Etat du Kerala. L’examen visuel était réalisé par des universitaires diplômés dans des disciplines non médicales, formés à reconnaître les lésions susceptibles d’évoluer en lésions précancéreuses ou en cancer. Ce dépistage, suivi si besoin d’un traitement, a permis de réduire la mortalité par cancer de la bouche, surtout chez les hommes présentant un risque élevé en raison de la consommation de tabac et/ou d’alcool, avec une réduction du taux de mortalité atteignant 30% par rapport au groupe témoin. Dans ce groupe, le coût total du dépistage dépasse le coût des soins standard dispensés au Kerala d’environ 150 $ US par année de vie sauvée, ce qui est raisonnable même dans un milieu aux ressources limitées.

Sur le sous-continent indien, de nombreuses personnes chiquent le paan, préparation de tabac séché au soleil, avec du citron, de la noix d’arec et des feuilles fraîches de bétel.

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DEPISTAGE DU CANCER COLORECTAL

Le cancer colorectal est le troisième cancer le plus fréquent dans le monde et son incidence augmente dans de nombreux pays en développement. En réalité, cette augmentation va de pair avec l’augmentation du niveau de développement. Le dépistage et l’ablation précoce des polypes adénomateux (glandulaires) s’étant avérés efficaces dans les pays développés, il est donc urgent de les mettre en œuvre dans les pays en développement, de préférence avant l’augmentation attendue de l’incidence de la maladie.

Le CIRC a commencé à apporter son soutien à l’établissement de programmes de dépistage du cancer colorectal et les résultats d’un important projet pilote mis en œuvre en Thaïlande viennent d’être publiés. L’étude, conduite par des chercheurs du CIRC et l’Institut national du Cancer de Thaïlande, a ciblé une population d’environ 130 000 adultes âgés de 50 à 65 ans dans la Province de Lampang. Utilisé comme outil de dépistage, le test de recherche de sang occulte dans les selles était ensuite suivi d’une coloscopie chez les personnes dont le test était positif. Pendant la coloscopie, les polypes détectés étaient aussitôt excisés et les lésions suspectes faisaient l’objet d’un examen plus approfondi et d’un traitement, conformément aux protocoles standard.

L’examen visuel de la muqueuse du côlon permet non seulement de détecter les lésions précancéreuses comme les polypes, mais aussi de les enlever. Le grossissement de l’image dans le coin inférieur droit montre un polype intestinal qui va être excisé. L’évaluation des besoins et le renforcement des capacités de diagnostic et de traitement constituent un aspect fondamental du succès de la mise en œuvre d’un programme.

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Cet essai a été réalisé dans des conditions réelles, en s’appuyant sur les services de santé de la Province de Lampang. Les premiers résultats apportent des informations relatives à la faisabilité, à l’acceptation et à la sécurité des protocoles du programme de dépistage organisé, auquel ont participé un fort pourcentage des personnes invitées à subir les tests. Il apparaît que les taux de participation sont ainsi plus élevés en zone rurale qu’en zone urbaine. Ils sont aussi plus élevés chez les femmes que chez les hommes. Ces résultats ont été exploités pour étendre le programme à d’autres provinces. Il convient de noter que le coût de l’intégration d’un projet de recherche dans un programme national est modeste par rapport à la valeur ajoutée.

Une fois que vous avez trouvé les ressources, le gros problème pour réaliser le changement, c’est qu’il vous faut une infrastructure sanitaire et des services de santé capables de dispenser efficacement ce que vous voulez dispenser. – Rengaswamy Sankaranarayanan, chercheur du CIRC

EXAMEN DES PREUVES CONCERNANT LES PROGRAMMES DE DEPISTAGE

La série des IARC Handbooks of Cancer Prevention examine les preuves à l’appui des interventions préventives (voir le chapitre « Cancérogènes dans l’environnement humain »). Le Volume 7 de la série, paru en 2002, passe en revue les indications concernant le dépistage du cancer du sein. Selon les conclusions du Groupe de travail chargé de cette évaluation, les données tirées des essais randomisés sont suffisantes pour conclure à une réduction de la mortalité par cancer du sein, grâce au dépistage par mammographie seule, effectué chez les femmes entre 50 et 69 ans. Le Groupe de travail avait toutefois formulé des réserves, notamment en ce qui concerne l’incertitude en termes de fréquence du dépistage et de ses effets potentiellement négatifs, dans la mesure où 50 à 90% des femmes ayant une mammographie de dépistage positive ne bénéficieraient pas des procédures complètes de confirmation du diagnostic du cancer du sein. Les débats s’enflammèrent par la suite autour de ces questions, après ré-analyses statistiques des données des études existantes.

En 2014, le Programme des IARC Handbooks of Cancer Prevention a repris avec la constitution d’un Groupe de travail pour réexaminer les données relatives au dépistage du cancer du sein (voir « IARC Handbooks of Cancer Prevention »). Selon la formulation et les critères codifiés du CIRC, les indications ont été jugées suffisantes pour conclure que la mammographie de dépistage chez les femmes de 50 à 74 ans réduit la mortalité par cancer du sein, mais qu’elle entraîne un risque de surdiagnostic (risque de détecter un cancer du sein qui serait autrement passé inaperçu au cours de la vie de la femme). Il est donc évident qu’il faut soigneusement peser les avantages et les inconvénients du dépistage dans chaque population, notamment en fonction de l’incidence du cancer du sein et des moyens du système de santé. A ce sujet, le Groupe de travail a conclu à des indications suffisantes concernant la rentabilité de la mammographie de dépistage chez les femmes de 50 à 69 ans dans les pays à forte incidence de cancer du sein. Quant aux données relatives à la réduction de la mortalité par les méthodes de dépistage autres que la mammographie, elles ont été jugées peu concluantes (voir « L’examen clinique des seins est-il efficace ? »).

Au fil des années, le CIRC a apporté son expertise à la préparation des directives de l’Organisation mondiale de la Santé concernant le dépistage et le traitement des lésions précancéreuses pour prévenir les cancers du sein et du col de l’utérus. Ses études ont également apporté les données sur lesquelles s’est appuyée l’élaboration de ces directives, surtout pour le cancer du col utérin. Il a aussi joué un rôle majeur en assurant la coordination du Réseau européen du Cancer pour le Dépistage et la Prévention, qui produit les Directives européennes d’assurance-qualité pour le dépistage des cancers du col de l’utérus, du sein et du côlon-rectum. Ces directives ont fortement influencé le développement des programmes de dépistage nationaux dans les pays européens. Enfin, en 2014, le CIRC a coordonné la préparation de la quatrième édition du Code européen contre le Cancer, qui consiste en 12 recommandations. Parmi les « 12 façons de réduire votre risque de cancer » figurent notamment le dépistage des cancers du col utérin, du sein et du côlon-rectum.

Le site internet du Groupe Dépistage (screening.iarc.fr) propose un aperçu complet des activités du CIRC dans le domaine de la détection et du traitement précoce des cancers, ainsi que des matériels de formation, des articles scientifiques, des guides pratiques de terrain et des directives pour les interventions.

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