Il faut faire le pari que les avancées du bien se cumulent mais que les interruptions du mal ne font pas système. – Paul Ricoeur
Le monde dans lequel le CIRC voit le jour, en 1965, présente sans doute un contexte favorable à son développement : un cadre politique et social réceptif, une vision optimiste des capacités de la médecine à lutter efficacement contre la maladie, et l’idée que le cancer n’est pas inéluctablement associé au vieillissement et qu’il peut être vaincu. Un flash-back dans les années 1960 permettra d’illustrer chacun de ces trois aspects.
Au 20ème siècle, l’Europe a été l’origine et le théâtre de deux guerres, des « guerres mondiales » qui, pour la première fois dans l’histoire, se sont rapidement étendues à d’autres pays et d’autres continents. Des contacts et des échanges entre les populations – paisibles ou violents – avaient déjà eu lieu à l’échelle mondiale, dès le début du 16ème siècle, et s’étaient intensifiés avec l’expansion des colonies européennes sur les autres continents. A ces échanges séculaires, les deux guerres mondiales ont ajouté une expérience commune et tragique, d’où éclot une situation radicalement nouvelle à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945. Tout d’abord émerge la conscience d’une imbrication mondiale de tous les destins individuels. Puis, de cette communauté d’expériences, naît un mouvement en faveur de la reconnaissance des droits universels, les mêmes pour tous, qui entraînera la fin de l’ère coloniale ; progressivement, les colonies, encore nombreuses dans les années 1940, vont faire place à de nouveaux pays autonomes. Enfin, les grands travaux de reconstruction stimulent la croissance économique, et le produit intérieur brut augmente de près de 5% par an dans les pays développés.
Cette période de l’après-Seconde Guerre mondiale a duré une trentaine d’années (les Trente Glorieuses) jusqu’au milieu des années 1970, et restera comme l’âge d’or de la croissance, de l’ouverture de nouvelles opportunités, et de l’amélioration du niveau de vie de tous. La croissance économique n’aurait pas pu, à elle seule, donner de tels résultats si elle n’avait pas été accompagnée – voire même guidée – par une vision et un esprit de solidarité largement partagés, forgés par l’expérience et les leçons douloureuses de la guerre. Cette vision a joué un rôle moteur au niveau national et, sur le plan international, elle a permis à plusieurs reprises de surmonter les différences politiques et idéologiques, souvent profondes. L’Organisation des Nations Unies a été créée en 1945, immédiatement après la guerre, et son agence spécialisée pour la santé, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), a vu le jour en 1948.
L’Europe s’est engagée sur la voie d’un nouveau mode de coopération, avec pour principal objectif d’éviter de nouveaux conflits armés. Cette approche, qui a débuté en 1951 par un traité entre six pays, impliquait le transfert des pouvoirs à une entité supranationale et a conduit en plusieurs étapes à l’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui avec ses 28 Etats Membres. Fondées sur la croissance et solidarité, les réglementations nationales ont non seulement favorisé l’expansion de la recherche scientifique, mais aussi stimulé son développement au plan international. Le CERN (Centre européen pour la Recherche nucléaire) a été établi en 1954, à Genève. C’est aujourd’hui l’établissement de référence au niveau mondial pour les essais et la recherche sur les particules élémentaires. Aux 12 Etats fondateurs du CERN se sont joints neuf Etats supplémentaires et plusieurs Etats associés, ainsi que des Etats observateurs dont les Etats-Unis et le Japon. Créée en 1964, EMBO (European Molecular Biology Organization) rassemble des chercheurs en sciences de la vie. Depuis 1969, son programme et ses activités reçoivent le soutien des gouvernements de ses 27 Etats Membres (essentiellement des pays de l’Union européenne plus quelques pays voisins), par l’intermédiaire de la Conférence européenne de biologie moléculaire (EMBC pour European Molecular Biology Conference). Le laboratoire européen de biologie moléculaire (EMBL, pour European Molecular Biology Laboratory) a été fondé en 1974 dans le même esprit ; laboratoire indépendant, il est à ce jour financé par 21 Etats Membres et fonctionne sur cinq sites, dont le laboratoire central d’Heidelberg.
L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a été créée le 7 avril 1948. Son siège a été accueilli au Palais des Nations de Genève jusqu’en 1966, date de l’inauguration du nouveau bâtiment de l’OMS conçu par l’architecte suisse Jean Tschumi. En 2014, un concours international a été lancé pour construire un nouveau bâtiment et agrandir celui existant.
Les conditions sanitaires se sont remarquablement améliorées entre le début du 20ème siècle et les années 1960. Par exemple, en 1910, l’espérance moyenne de vie à la naissance était encore basse, même dans les pays les plus développés économiquement : seulement 47,3 ans aux Etats-Unis et 47,5 ans en France. En 1965, ces chiffres étaient passés respectivement à 70,3 et 71,0 ans. Cette augmentation de plus de 20 ans est d’autant plus remarquable qu’elle s’est produite durant une période marquée par le décès massif de jeunes gens durant les deux guerres mondiales. L’amélioration de la santé n’était pas uniquement due à de meilleures conditions d’alimentation, d’hygiène et de travail, mais aussi au fait que la médecine « décollait » et que pour la première fois, elle commençait à être efficace à grande échelle.
Diminution des taux de tuberculose pulmonaire (estimés d’après le nombre de décès par million d’habitants et par an) en Angleterre et au Pays de Galles, avec les mêmes données rapportées de deux façons différentes. Les dates essentielles correspondent à la découverte du bacille de la tuberculose et à l’introduction des médicaments antituberculeux (chimiothérapie) et du vaccin Calmette–Guérin (BCG).
Graphique du haut : ©The Nuffield Trust. Reproduction autorisée.
Les deux schémas montrent le déclin de la tuberculose pulmonaire en Angleterre et au Pays de Galles. Dans le premier graphique, le taux de diminution semble uniforme dans le temps, sans changement après la découverte de l’agent responsable, le bacille tuberculeux, par Robert Koch en 1882, et sans changement notable avec l’introduction des médicaments antituberculeux (chimiothérapie) et du BCG dans les années 1940 et 1950. Ces résultats, de même que ceux obtenus pour d’autres maladies infectieuses et dans d’autres pays, ont été largement cités comme preuve que les grandes améliorations de la santé depuis le début du 19ème siècle étaient essentiellement dues à de meilleures conditions alimentaires, hygiéniques et environnementales, et peu ou quasiment pas aux progrès de la médecine.
Le second graphique montre toutefois une autre réalité. Les mêmes données sont maintenant rapportées en fonction d’une échelle proportionnelle (axe vertical), au lieu d’une échelle arithmétique comme c’est le cas dans le premier graphique. Cette représentation donne une meilleure vision des changements parce qu’en réalité, les variations sont le plus souvent proportionnelles à la quantité présente à un moment donné, et non d’un montant constant. On constate ainsi que la découverte de la bactérie de la tuberculose n’a pas affecté le déclin de la mortalité, mais que l’introduction de la chimiothérapie a produit une cassure. En effet, la mortalité a décliné beaucoup plus rapidement après 1945. Cela montre clairement que si, avant la Seconde Guerre mondiale, l’amélioration de la santé était probablement liée à de meilleures conditions alimentaires, hygiéniques et environnementales, les avancées de la médecine ont ensuite joué un rôle majeur.
Les médecins qui pratiquaient dans les années 1960 et avaient fait leurs études dans les années 1930 ont vécu une véritable révolution médicale. En 1930, ils ne disposaient que de quelques médicaments efficaces et raisonnablement sûrs : quelques vaccins, l’aspirine et la digitaline. Les chirurgiens avaient plus de moyens, mais à l’exception de quelques opérations, notamment pour réduire les fractures, les résultats à court et à long terme restaient incertains. Dans les années 1960, de nouvelles classes de médicaments ont été découvertes et mises à la disposition des cliniciens. C’est le cas des sulfamides, première classe de médicaments antibactériens, introduits au milieu des années 1930 ; les antibiotiques ont suivi au cours de la Seconde Guerre mondiale. La cortisone et ses dérivés sont utilisés depuis 1948, et l’on dispose de diurétiques et de psychotropes sûrs et efficaces depuis le début des années 1950. Les méthodes diagnostiques ont elles aussi connu une expansion remarquable, notamment grâce au développement de la biochimie clinique, de l’histochimie pour l’examen microscopique des échantillons de tissus, et des tests de physiologie fonctionnelle adaptés à la clinique. Ces progrès ont fondamentalement modifié la perception générale de ce que la médecine pouvait réellement apporter. En particulier, le point de vue des universitaires a totalement changé : alors qu’initialement poser un diagnostic correct représentait le summum de la compétence et de la performance professionnelles (tandis qu’on laissait la maladie suivre son cours naturel), désormais, c’est la guérison ou la maîtrise de la maladie qui permettent d’évaluer le succès professionnel.
Les progrès survenus dans la compréhension des structures et des fonctions biologiques sont encore plus impressionnants et fondamentaux. Dans les années 1930, des isotopes produits artificiellement permettent de marquer les molécules biologiques et de suivre leur comportement à l’intérieur de l’organisme. Le titre du livre de Rudolf Schoenheimer publié en 1942, L’état dynamique des constituants du corps, décrit très précisément le concept issu des études ayant recours à des molécules marquées, selon lequel les organismes vivants sont des systèmes ouverts et stables, mais qui se renouvellent sans cesse et échangent constamment des composants avec l’environnement immédiat. Les marqueurs radioactifs ont révolutionné l’étude du métabolisme et autres fonctions physiologiques, en permettant l’étude de processus normaux ou pathologiques dans des conditions in vivo non perturbées.
Au début des années 1950, nos connaissances sur la composition chimique des acides nucléiques, en particulier de l’ADN, se sont considérablement améliorées. Grâce aux découvertes fondamentales d’Oswald Avery, Colin MacLeod, et Maclyn McCarty dans les bactéries, on sait que l’ADN contient l’information héréditaire, spécifique à chaque espèce vivante, transmise des parents à la descendance. Corroborant cette hypothèse, Erwin Chargaff et ses collaborateurs de l’Université Columbia découvrent que la proportion des molécules composant l’ADN, bases puriques azotées (adénine et guanine) et bases pyrimidiques (thymine et cytosine), varie entre les différents organismes. Plus important encore, ils montrent qu’indépendamment de la composition en bases spécifique à l’espèce, il y a toujours un rapport 1-sur-1 pour l’adénine sur la thymine et pour la guanine sur la cytosine, ce qui indique l’appariement régulier d’une base purique à une base pyrimidique.
Toujours dans les années 1950, la physicienne Rosalind Franklin de l’Université de Cambridge avait examiné les molécules d’ADN aux rayons X pour étudier leur configuration spatiale. Des images obtenues (profils de diffraction), elle déduit que « les résultats suggèrent une structure en hélice (qui doit être enroulée de façon très compacte) contenant probablement 2, 3 ou 4 chaînes d’acides nucléiques coaxiales par unité hélicoïdale ». Au printemps 1953, James D. Watson et Francis Crick comprennent que, pour satisfaire la régularité de l’appariement des bases, il doit s’agir d’une longue structure hélicoïdale, composée non pas d’un seul brin, mais de deux brins appariés. Ils publient un article de deux pages dans la revue Nature de l’époque, dans lequel ils proposent pour l’ADN une structure correspondant rigoureusement à ses caractéristiques physiques et chimiques : le modèle de la double hélice qui va rapidement devenir célèbre et qui a résisté à l’épreuve du temps. C’est une révolution pour la biologie, et plus particulièrement pour la génétique. Il est maintenant possible d’étudier la façon dont l’information héréditaire, transmise des parents à la descendance, est codée sous forme d’unités génétiques distinctes (gènes) au sein de la structure maintenant bien identifiée de l’ADN, composant essentiel des chromosomes humains. Le déchiffrage du code et sa traduction en instructions qui contrôlent la physiologie humaine représentent désormais un vaste domaine de recherche qui va se développer dans les années 1960.
Parallèlement, les connaissances sur la structure de l’ADN ont ouvert de nouvelles voies permettant de comprendre la façon dont l’environnement peut affecter les gènes, en produisant non seulement des altérations transitoires, réparables, mais aussi, et surtout, des mutations stables et héréditaires. Les expériences d’Hermann Muller sur les caractères héréditaires, comme la couleur des yeux chez la mouche du vinaigre, avaient déjà montré dans les années 1920 la capacité des rayons X à produire des mutations génétiques. L’effet mutagène de plusieurs produits chimiques, comme le gaz moutarde, a été démontré dans les années 1940 et les années 1950, en particulier grâce aux travaux de Charlotte Auerbach, John Michael Robson et Eric Boyland. Dans ce contexte et grâce à l’élucidation de la structure de l’ADN, Philip Lawley peut caractériser, vers la fin des années 1950 début des années 1960, la liaison entre des bases particulières de l’ADN et des molécules d’agents cancérogènes connus, comme les hydrocarbures aromatiques polycycliques, produits de combustion incomplète, détectés par exemple dans la fumée de tabac. On commence à comprendre les liens entre les agents présents dans l’environnement et le cancer : en se fixant aux bases de l’ADN, les agents cancérogènes produisent dans les gènes des mutations capables d’induire ou de permettre la prolifération cellulaire illimitée qui caractérise le cancer.
Associé aux résultats pratiques de la médecine, ce foisonnement de découvertes dans le domaine de la biologie a alimenté un optimisme largement partagé sur les promesses des sciences biomédicales.
L’ADN accueille les visiteurs dans le hall d’entrée de la tour du CIRC. Cette sculpture représentant l’ADN, de l’artiste français Pierre Mathieu, est un don de la Fondation Mérieux. Selon l’inscription qui figure au pied de la sculpture, elle « exprime la poésie fondamentale de la structure naturelle de l’ADN ».
La recherche sur le cancer est rapidement venue justifier ces espoirs (voir « Le cancer : des centaines de maladies différentes »). Même si la recherche et les interventions thérapeutiques – essentiellement la chirurgie et la radiothérapie – avaient progressé durant la première moitié du 20ème siècle, la première phrase d’un papier publié en 1956 soulignait la dure réalité du cancer : « La manifestation la plus évidente du cancer, c’est qu’il tue. » Des essais thérapeutiques avec des médicaments synthétisés dans les années 1940 avaient déjà permis de contrôler la prolifération des cellules cancéreuses dans des cas de lymphome et de leucémie de l’enfant. Ces rémissions transitoires de la maladie vont motiver le développement d’études rigoureuses d’efficacité chez les humains. Des essais cliniques randomisés se mettent en place pour tester de nouvelles molécules et différents protocoles combinant plusieurs médicaments, à l’initiative de différentes institutions comme le National Cancer Institute [Institut national du Cancer] des Etats-Unis en 1954–1955 et le Medical Research Council [Conseil de la Recherche médicale] du Royaume-Uni en 1957. L’idée bien établie qu’il n’est pas possible de traiter le cancer avec des médicaments s’estompe, et dix ans plus tard, le concept selon lequel il n’est pas possible de prévenir les cancers disparaît à son tour. Le livre de Sir Richard Doll publié en 1967, Prevention of Cancer: Pointers from Epidemiology exprime très bien ce changement de vue, et l’étaye par des arguments scientifiques irréfutables (voir « Prévenir le cancer »).
John Higginson, premier Directeur du CIRC (de 1966 à 1981), est photographié ici lors d’une réception du Jour de l’An avec son épouse Nan et avec Anton Geser (à gauche). Anton Geser est l’épidémiologiste qui a mené, avec Guy de Thé, les études du CIRC sur le lymphome de Burkitt en Ouganda et en Tanzanie (voir le chapitre « Virus et vaccins »).
L’un des éléments les plus frappants et qui ouvre de nouvelles perspectives, tient aux variations géographiques des taux d’incidence de différents cancers, mises en évidence par les statistiques de la mortalité par cancer ou plus directement, par le nombre de nouveaux cas de cancer enregistrés.
Sir Richard Doll, le plus grand épidémiologiste de la seconde moitié du 20ème siècle, a été l’une des grandes sources d’inspiration du programme scientifique du CIRC.
Comme leur amplitude est souvent très importante, ces variations pourraient être liées à la variabilité elle-même de conditions spécifiques à chaque région. En effet, selon certains rapports de l’époque, le cancer du poumon est 40 fois plus fréquent dans certaines régions du Royaume-Uni qu’en Ouganda, le cancer de l’œsophage 100 fois plus fréquent dans certains districts de la République islamique d’Iran qu’aux Pays-Bas, et le cancer du foie 1000 fois plus fréquent au Mozambique qu’en Suède.
Un pays hypothétique dans lequel on observerait les plus faibles taux d’incidence pour chacun des cancers aurait environ 90% de cancers en moins qu’un pays hypothétique présentant les plus forts taux d’incidence. C’est ainsi qu’a été avancée l’hypothèse tout à fait vraisemblable, selon laquelle la grande majorité des cancers – peut-être même 90% de la totalité – pourrait être due à des conditions extérieures ou à « l’environnement », tel que le définissait John Higginson, premier Directeur du CIRC : « L’environnement, c’est ce qui nous entoure et qui interagit avec nous. L’air que l’on respire, la culture dans laquelle on vit, les pratiques agricoles, les habitudes socio-culturelles, les pressions sociales, les agents physiques et les produits chimiques avec lesquels on est en contact, l’alimentation, etc … ».
Cette hypothèse est étayée par ce que l’on sait déjà sur plusieurs facteurs étiologiques du cancer, qui tous appartiennent à l’environnement au sens large. Le tableau ci-joint résume les données décrites dans le livre de Richard Doll. Johannes Clemmesen, qui a créé le premier registre national du cancer, au Danemark en 1942, a analysé et présenté de façon détaillée toutes les études pertinentes disponibles en 1965 à ce sujet, dans un ouvrage magistral, intitulé « Statistical Studies in the Aetiology of Malignant Neoplasms ». La recherche épidémiologique seule et combinée aux études expérimentales chez l’animal de laboratoire, permet d’identifier des facteurs étiologiques de cancer dans divers environnements, tandis que l’observation des variations d’incidence de la maladie entre différentes populations fournit des indications précieuses sur l’endroit où il faut rechercher ces facteurs. L’étude de l’environnement et des populations à l’échelle mondiale est apparue comme la meilleure façon d’explorer ces pistes de recherche. Le terrain était favorable à la proposition de la France, de créer une nouvelle agence de recherche sur le cancer (voir le chapitre « Naissance du CIRC »). Cette proposition bénéficiait en effet du climat de confiance accordé à la recherche biomédicale et à la médecine clinique, ainsi que de la volonté des individus et des gouvernements de promouvoir la collaboration scientifique au niveau international en établissant de nouvelles institutions, comme cela s’était déjà produit pour le CERN et l’EMBO.
Liste des facteurs cancérogènes établie en 1967 |
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Type |
Facteur |
Environnement général |
Rayonnements ionisants |
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Rayonnements ultraviolets |
Environnements local et professionnel |
Amiante |
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Raffinage du nickel |
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Fabrication de chromates |
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Composés inorganiques de l’arsenic |
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Fabrication du gaz moutarde |
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Emanations des gaz de houille |
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Isopropylène |
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Naphtylamines alpha et bêta |
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Benzidine |
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Xénylamine |
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Benzène |
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Goudrons et autres produits de combustion du charbon |
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Onguents contenant du goudron |
Mode de vie personnel |
Mastication de tabac, de bétel et de chaux |
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Tabagisme |
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Consommation d’alcool |
Médicaments |
Chlornaphazine |
Infections |
Clonorchis sinensis (douve de Chine) |
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Virus induisant le lymphome de Burkitt |
Etats prédisposants |
Ulcères cutanés tropicaux |
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Colite ulcéreuse |
Les nouveau-nés prennent souvent beaucoup de place, et le CIRC n’a pas fait exception à la règle. Créé en 1965, suite à la proposition de personnalités françaises, il a d’abord dû identifier des domaines de recherche qui lui soient propres et qui répondent à des besoins médicaux non satisfaits, tout en évitant les doublons et les frictions avec les autres organisations, et en misant sur les collaborations et les synergies. En bref, il fut décidé que le CIRC se consacrerait à la recherche sur l’étiologie du cancer, en particulier l’étude des mécanismes, et sur la prévention du cancer. Après avoir été hébergé par l’OMS à Genève, le CIRC s’installe à Lyon, ville où il va résider de façon définitive, d’abord dans des locaux provisoires puis dans la tour de 14 étages construite spécialement pour lui par les autorités françaises. A l’intérieur de cette tour carrée, les couloirs se coupaient à angle droit, ce qui posait un problème pour le passage des chariots de laboratoire. Cet obstacle a été levé – comme s’en souvient l’épouse de John Higginson – en arrondissant les angles (voir « John Higginson, premier Directeur du CIRC »).
Il restait d’autres angles à arrondir en matière de stratégie de recherche. Deux décisions s’avéraient cruciales pour l’avenir du CIRC. Au cours des discussions qui ont abouti à sa création, les avis des représentants des pays impliqués divergeaient sur la pertinence d’y installer des laboratoires. Pour certains, les activités du CIRC devaient se focaliser uniquement sur l’épidémiologie. C’est Higginson qui, « en arrondissant les angles », a fait admettre l’idée que les laboratoires soient partie intégrante des activités du CIRC. Cette approche présentait deux avantages. Tout d’abord, elle permettait d’intégrer les tests de laboratoire aux études épidémiologiques, un domaine en plein essor avec le développement des biomarqueurs d’exposition et de prédisposition et des méthodes d’identification des lésions précoces chez les humains. Enfin, en réunissant sous un même toit épidémiologistes et chercheurs de laboratoire (combinant ainsi les études in vivo et in vitro), cette approche permettait à un institut de taille relativement modeste comme le CIRC de se positionner à la pointe de la recherche sur le cancer.
La tour du CIRC dans le huitième arrondissement de Lyon, avec les drapeaux de l’Organisation mondiale de la Santé et des 24 Etats participants au CIRC.
Il fallut encore arrondir d’autres angles notamment à propos de l’épidémiologie descriptive, une des principales raisons d’être du CIRC. Initialement, l’enregistrement des cas de cancer s’effectuait lors d’études couvrant des populations bien définies, sur un temps limité. Dans les années 1940 et 1950, on est passé à un système permanent d’enregistrement des cas avec les « registres du cancer » comme celui de l’Etat du Connecticut aux Etats-Unis ou le registre national du Danemark. Les registres sont devenus les outils indispensables pour mesurer l’incidence du cancer dans des populations définies. (L’incidence est l’expression de l’ensemble des facteurs cancérogènes actifs dans une population, tandis que la mortalité donne une image moins claire puisqu’elle dépend aussi du traitement). Pour pouvoir comparer les statistiques de différentes populations, il faut que les méthodes d’enregistrement et d’analyse des données soient uniformes. L’Union internationale contre le Cancer (UICC, maintenant Union pour la Lutte internationale contre le Cancer), qui regroupe les organisations scientifiques nationales de différents pays, a joué un rôle essentiel dans la promotion de l’enregistrement du cancer et commissionné une équipe de chercheurs pour produire un premier rapport rassemblant les données de plusieurs registres, publié en 1966 sous le titre de Cancer Incidence in Five Continents.
Le développement des compétences techniques au CIRC dans ce domaine s’est traduit par l’instauration d’une étroite collaboration avec l’UICC pour la préparation du deuxième volume de Cancer Incidence in Five Continents, publié en 1970. L’augmentation rapide du nombre de registres du cancer à travers le monde a donné lieu à la publication d’un troisième volume dès 1976 et fait de ce programme une activité régulière majeure du CIRC, avec la collaboration de l’Association internationale des Registres du Cancer, organisation non gouvernementale établie en 1966.
Aujourd’hui, le CIRC mène des programmes dans un monde qui a davantage changé au cours de ces dernières 50 années que durant la première moitié du siècle dernier. Les chercheurs postdoctoraux actuellement au CIRC ont généralement moins de quarante ans et utilisent sans cesse au quotidien le courriel et les multiples applications de leurs smartphones, tant dans leur vie professionnelle que privée. Ils participent à des vidéoconférences lors de la mise en place de nouveaux projets et passent une grande partie de leur temps devant un écran d’ordinateur. Au laboratoire, de nombreuses opérations – allant de la manipulation d’échantillons sanguins, de cellules ou de tissus, à la réalisation de procédures biologiques, physiques ou chimiques – utilisent désormais des équipements automatisés et programmables. Ces outils n’existaient pas en 1965. A l’époque, on utilisait des machines à calculer mécaniques pour analyser les données – travail quotidien de base en recherche, quel que soit le domaine. C’était un opérateur humain qui effectuait la saisie des résultats, procédait ensuite aux calculs, puis répétait la totalité du processus pour s’assurer de la validité des résultats. Calculer la dépendance d’une variable comme le poids d’un individu par exemple, en fonction d’autres variables comme l’apport calorique, l’activité physique et le type d’alimentation, occupait un opérateur pendant des heures, voire des jours, selon le nombre de variables étudiées. A ce jour, ce genre de calcul ne prend que quelques secondes ou quelques minutes sur un ordinateur effectuant 10 milliards d’opérations à la seconde.
Entre 1965 et 2015, la biologie va en effet vivre une révolution aussi profonde que l’informatique et les technologies de l’information, avec le déchiffrage des bases du code génétique inscrit dans l’ADN jusqu’au séquençage des 3 milliards de paires de bases constituant le génome humain, lequel s’est achevé en 2004. Il est aujourd’hui possible de déterminer le génome d’un individu et toutes ses variations de séquences pour environ 1000 dollars US – et les prix continuent à baisser. Les grandes découvertes scientifiques peuvent conduire – ou non – à des applications pratiques, mais elles soulèvent systématiquement de nouvelles questions qui débouchent sur de nouvelles recherches. C’est le cas actuellement dans le domaine en plein essor des technologies dites « omiques » comme la transcriptomique, la protéomique, la métabolomique et l’épigénomique, que les chercheurs du CIRC ont adoptées à leur tour. Ces approches permettent d’explorer de quelle façon les variants génétiques individuels dictent les messages physiologiques et comment ces derniers interagissent avec les messages non génétiques provenant de l’environnement – à commencer par l’influence de l’environnement maternel sur le fœtus – pour guider le développement de l’organisme et réguler (ou parfois déréguler) ses fonctions.
La médecine a, elle aussi, beaucoup évolué depuis 1965. Outre les améliorations survenues dans tous les domaines, plusieurs branches entièrement nouvelles se sont développées et des techniques innovantes sont sans cesse mises au point. Ainsi, l’imagerie, qui se limitait alors aux rayons X, inclut maintenant toute une variété de techniques faisant appel aux ultrasons, à la tomodensitométrie, à l’imagerie par résonnance magnétique ou à la tomographie par émission de positrons (PET scans). Les soins intensifs, encore à leurs débuts dans les années 1960, ont transformé le traitement de nombreuses pathologies aiguës. De la même façon, les transplantations d’organes se limitaient à l’époque aux greffes de cornée, tandis que débutaient les toutes premières tentatives de greffes d’autres organes qui s’effectuent aujourd’hui en routine. Les méthodes non invasives et la robotique ont changé la pratique chirurgicale. La cancérologie a participé – et largement contribué – à ces transformations tant sur le plan du diagnostic que du traitement. Un seul élément suffit à définir l’impact des progrès de la cancérologie sur la population : le taux de survie des patients cancéreux, quel que soit leur traitement. Les chiffres figurant dans le tableau proviennent des Etats-Unis, mais les tendances temporelles (qui ne reflètent pas forcément les pourcentages réels de survie) sont similaires dans de nombreux pays développés ; l’amélioration est remarquable pour la plupart des sites de cancer, à quelques exceptions près.
Ainsi s’est déroulé un demi-siècle de progrès scientifiques et techniques extraordinaires qui ont diffusé à travers le monde. Jamais des changements aussi radicaux, venant bouleverser tous les aspects de la vie, ne s’étaient produits auparavant, tout au moins sous cette forme ou à une telle échelle.
Progrès dans le traitement du cancer : pourcentage de survie des patients (par rapport à l’espérance de vie normale), 5 ans après le diagnostic initial, pour les principaux types/sites de cancer |
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Site de cancer |
Période |
||
1947–1951 |
1975–1977 |
2003–2009 |
|
Œsophage |
4 |
5 |
19 |
Estomac |
7 |
15 |
29 |
Côlon |
36 |
51 |
65 |
Rectum |
32 |
48 |
68 |
Pancréas |
2 |
2 |
6 |
Larynx |
47 |
66 |
63 |
Poumon |
5 |
12 |
18 |
Sein (femmes) |
54 |
75 |
90 |
Col de l’utérus |
62 |
69 |
69 |
Ovaire |
28 |
36 |
44 |
Prostate |
28 |
68 |
100 |
Vessie |
38 |
72 |
80 |
Les activités présentes et futures du CIRC visent à répondre à trois grands défis mondiaux : le vieillissement de la population, les changements environnementaux, et l’évolution des inégalités entre les pays et au sein des pays.
Le cancer est avant tout une maladie liée au vieillissement. Et comme l’espérance de vie a fortement progressé et qu’elle continue de progresser notamment dans les pays en développement, l’incidence mondiale du cancer va inéluctablement augmenter (voir le chapitre : « CIRC : les 50 années à venir »). Comme le montre le tableau, l’espérance moyenne de vie à la naissance est passée de 51,2 ans en 1960–1965 à 67,9 ans en 2005–2010, soit un gain de 4 mois par an au niveau mondial, et de 6 mois par an pour l’Asie. Cette augmentation associée au déclin rapide de la fertilité, qui est passée de 4,9 naissances par femme dans les années 1960–1965 à 2,5 en 2005–2010, a complètement bouleversé la structure démographique de l’espèce humaine. Tandis que la proportion de jeunes (moins de 15 ans) diminue partout dans le monde, la proportion de personnes âgées (plus de 65 ans) augmente rapidement, la progression la plus rapide étant enregistrée pour le groupe des plus de 80 ans. Selon les Nations Unies, en 2050 – alors que la population mondiale dépassera probablement les 9 milliards – le nombre de sujets de plus de 60 ans devrait, pour la première fois de toute l’histoire, dépasser le nombre de jeunes de moins de 15 ans ; on a déjà atteint ce stade dans plusieurs pays économiquement développés. Le vieillissement de la population a des conséquences et des implications profondes dans tous les domaines (de la vie). Pour une personne de plus de 65 ans, il y avait ainsi 15 personnes en âge de travailler (15–64 ans) en 1950, et seulement 9 en 2000. En 2050, il n’y en aura plus que 4. Naturellement, ce déclin rapide du nombre de personnes en activité par rapport au nombre de personnes âgées est d’autant plus important si une fraction seulement de la population en âge de travailler est active. La santé est de toute évidence un aspect important du vieillissement de la population ; 80% des personnes âgées souffrent d’au moins une maladie chronique et 50% en présentent au moins deux. Les personnes âgées sont en outre beaucoup plus sujettes aux maladies aiguës et aux blessures. Le vieillissement de la population nécessite déjà des changements majeurs dans l’organisation et le fonctionnement des services sociaux et de santé. C’est un véritable défi pour toutes les stratégies de lutte contre le cancer.
Espérance de vie à la naissance (en années) |
||
Région |
Période |
|
1960–1965 |
2005–2010 |
|
Monde |
51,2 |
67,9 |
Afrique |
42,4 |
55,2 |
Asie |
46,4 |
69,0 |
Europe |
69,6 |
75,4 |
Amérique latine |
56,8 |
73,4 |
Amérique du Nord |
70,2 |
78,2 |
Océanie |
64,1 |
76,6 |
Les effets sur la santé, chroniques et aigus, des conditions environnementales locales, domestiques ou professionnelles, sont connus depuis longtemps et font toujours l’objet d’études et de descriptions. On peut citer, parmi les nombreux exemples, les cancers du poumon causés par les polluants atmosphériques, comme les gaz d’échappement des moteurs diesel ou les fibres d’amiante, et les cancers de la peau provoqués par les rayonnements ultraviolets. Ces dernières années, une nouvelle menace potentielle – d’envergure mondiale – a émergé. D’après le document issu du travail remarquable du Groupe d’experts intergouvernemental sur le Changement climatique, publié en 2014 dans son cinquième Rapport d’évaluation périodique, les émissions de gaz à effet de serre, principalement le dioxyde de carbone, résultant des activités humaines, ont continué d’augmenter entre 1970 et 2010, et surtout depuis 2000. Cette augmentation des émissions, qui reste supérieure à la réduction obtenue par ailleurs grâce à un meilleur rendement énergétique, tient à deux facteurs : l’accroissement de la population et l’expansion de ses activités. Si l’on n’arrive pas à le contrôler, l’effet de serre pourrait entraîner d’ici la fin du siècle une augmentation de 3,7 °C à 4,8 °C de la température moyenne à la surface du globe, avec des effets majeurs sur le niveau des océans et la configuration des côtes, la fertilité des sols et la production agricole, et sur les espèces animales (survie, localisation, profils migratoires et interactions entre espèces). Enfin, la santé humaine sera affectée – directement, par les maladies liées à l’environnement, et indirectement, par les bouleversements de l’agriculture ou les conséquences de l’émigration en masse des régions devenues inhospitalières. Il existe actuellement un certain nombre de données montrant, dans certaines régions, une augmentation de la mortalité liée à la chaleur et un déclin de la mortalité due au froid, suite au réchauffement climatique. Les vagues de chaleur s’accompagnent d’un effet catalyseur sur la mortalité des sujets vulnérables du fait de maladies préexistantes, notamment de cancers, spécialement quand elles s’ajoutent à un niveau socio-économique faible. A ce jour, la proportion des problèmes de santé (dont le cancer) associés au réchauffement mondial est faible et mal quantifiée. Cela dit, pour être efficaces, les actions visant à arrêter ou à ralentir le réchauffement et ses conséquences néfastes sur la santé humaine doivent être mises en place sans délai ; il faut prendre des mesures dès maintenant.
Deux forces distinctes et souvent divergentes, ayant chacune un impact sur la santé des populations, sont à l’œuvre depuis le début de ce siècle. La première, une conscience accrue du rôle crucial des déterminants sociaux de la santé et de la maladie, a déclenché une série de programmes et d’actions visant à améliorer ces déterminants. La seconde, souvent discordante, l’application croissante du libre-échange à tous les domaines de la vie, publique et privée, a tendance à considérer la santé comme une marchandise dont la valeur serait déterminée par le prix du marché.
Espérance de vie à la naissance (en années) chez les hommes dans certains pays et dans deux régions, l’une au Royaume-Uni (Ecosse) et l’autre aux Etats-Unis d’Amérique |
|
Lieu |
Espérance de vie à la naissance |
Royaume-Uni, Ecosse, Glasgow (district de Calton) |
54 |
Inde |
62 |
Etats-Unis, Washington, DC (résidents noirs) |
63 |
Philippines |
64 |
Lituanie |
65 |
Pologne |
71 |
Mexique |
72 |
Etats-Unis d’Amérique |
75 |
Cuba |
75 |
Royaume-Uni |
77 |
Japon |
79 |
Islande |
79 |
Etats-Unis, comté de Montgomery (résidents blancs) |
80 |
Royaume-Uni, Ecosse, Glasgow (Lenzie North) |
82 |
Un rapport fondamental de la Commission des Déterminants sociaux de la Santé a décrit le rôle crucial des déterminants sociaux de la santé (voir « Déterminants sociaux de la santé et de la maladie »). Les exemples présentés dans le tableau illustrent des faits d’importance générale : si l’on prend comme critère l’espérance de vie à la naissance, la santé est moins bonne dans les pays pauvres que dans les pays riches et, au sein de ces derniers, elle est moins bonne dans les populations les plus démunies. D’autres exemples frappants confirment le rôle des facteurs sociaux, comme la détérioration de la santé à la suite d’une dégradation rapide des conditions socioéconomiques. Ainsi, dans les années 1990, la Fédération de Russie a connu une forte diminution de l’espérance de vie (à l’âge de 20 ans), surtout chez les hommes avec un faible niveau d’instruction. Ce recul de l’espérance de vie résulte de l’augmentation de la mortalité adulte, conséquence des problèmes de pauvreté et des difficultés économiques résultant des bouleversements politiques, sociaux et économiques consécutifs à la dissolution de l’Union soviétique en 1991. Plus récemment, les mesures d’austérité économique imposées à la Grèce, du fait de la crise de la dette, ont entraîné une augmentation des taux de suicides et de désordres mentaux, et inversé la baisse sur le long-terme de la mortalité infantile.
Evolution de l’espérance de vie (en années) à l’âge de 20 ans dans la Fédération de Russie chez les hommes et les femmes, en fonction du niveau d’éducation (cercles ouverts, niveau élémentaire ; triangles, niveau intermédiaire ; cercles pleins, niveau universitaire).
Suite au constat de l’impact majeur des déterminants sociaux sur la santé, la Commission a formulé trois recommandations fondamentales pour combler les inégalités en une génération : améliorer les conditions de vie quotidiennes ; combattre les inégalités dans la répartition du pouvoir, des richesses et des ressources ; et prendre la mesure du problème, l’analyser et évaluer l’efficacité de l’action. Il est à craindre que l’évolution actuelle de l’économie mondiale et la répartition des revenus résultant des politiques de mondialisation, guidées essentiellement par les priorités du libre marché, n’entravent l’accomplissement de cet objectif au lieu d’aider à l’atteindre.
Les politiques dominantes des dernières décennies constituent certes un mécanisme susceptible d’augmenter les revenus de larges segments de populations, mais au prix de nouvelles inégalités (voir « Evolution des niveaux de revenus »). Ainsi, la persistance de l’extrême pauvreté et l’élargissement du fossé entre une petite minorité de personnes aux revenus (et aux richesses) très élevés et le reste de la population – schéma mondial qui se retrouve à l’intérieur des pays – peut conduire à la rupture du lien social, fondement même de la solidarité considérée à juste titre par la Commission comme essentielle pour supprimer les inégalités en matière de santé. Or, la solidarité sociale, résultant non seulement d’initiatives privées de philanthropes mais surtout d’actions gouvernementales éclairées, est aussi l’une des bases sur laquelle le CIRC s’est construit.
L’obésité augmente dans les pays développés ainsi que dans de nombreux pays en développement, et la prévalence de l’obésité au niveau mondial a pratiquement doublé depuis 1980. En 2008, un tiers au moins des adultes âgés de 20 ans (plus de 1,4 milliard d’adultes) étaient en surpoids, et plus de 10% souffraient d’obésité. En 2012, plus de 40 millions d’enfants de moins de 5 ans étaient déjà en surpoids ou obèses.
En 2015, le cancer est un problème mondial. Le nombre annuel de nouveaux cas de cancer devrait passer de 14,1 millions en 2012 à 21,6 millions en 2030. On estime qu’en 2030, le fardeau mondial des maladies non transmissibles (cancers, maladies cardiovasculaires, maladies respiratoires chroniques et maladies métaboliques comme le diabète) aura dépassé celui les maladies transmissibles. La principale raison tient à l’augmentation des maladies non transmissibles, et des cancers en particulier, dans les pays en développement, du fait de la croissance et du vieillissement de leur population et de la propagation des principaux facteurs étiologiques de la maladie comme le tabac, l’alcool et l’obésité qui résultent de régimes alimentaires malsains associés à la sédentarité au cours des activités professionnelles et domestiques et des transports. En conséquence, de nombreux pays en développement sont désormais confrontés au double fardeau des maladies transmissibles, toujours prévalentes et des maladies non transmissibles, cancers inclus, dont l’incidence est en augmentation. Dans le passé, on s’est intéressé au cancer dans les pays en développement pour des raisons d’ordre purement scientifique ; mais face à cette nouvelle situation épidémiologique, il convient de s’y intéresser pour les aider à combattre ce qui est en train de devenir un problème majeur de santé publique. De nos jours, pour de nombreux cancers, la survie est sensiblement inférieure dans les pays en développement par rapport aux pays développés, comme le montre le tableau de survie à 5 ans chez les enfants de quatre endroits différents à travers le monde. L’amélioration des services de diagnostic et de traitement du cancer est une priorité évidente, mais lourde au plan économique. Et dans une perspective à moyen et à long terme, elle ne permettra pas de résoudre le problème du cancer, dans aucun pays que ce soit. En réalité, si les pays développés sont déjà confrontés au problème du vieillissement de leurs populations, ils pourraient être rattrapés dans ce domaine par les pays en développement, ce qui va forcément accroître l’incidence des cancers dans le monde, en particulier chez les personnes âgées, groupe pour lequel les gains en années de vie grâce aux traitements coûtent très cher.
Pourcentage de survie à 5 ans après le diagnostic initial chez les enfants (0–14 ans) de quatre endroits différents du monde |
||||
Type de cancer |
Lieu (période) |
|||
Australie |
Shanghai, Chine |
Chennai, Inde |
Thaïlande |
|
Tous cancers confondus |
79,6 |
55,7 |
40,0 |
54,9 |
Leucémies |
80,6 |
52,2 |
36,3 |
57,4 |
Lymphomes |
89,9 |
58,8 |
55,3 |
59,5 |
Tumeurs du système nerveux central |
71,0 |
41,2 |
26,8 |
41,7 |
Neuroblastome |
67,8 |
— |
36,9 |
33,6 |
Rétinoblastome |
98,4 |
75,0 |
48,1 |
73,1 |
Cancers du rein |
88,6 |
86,7 |
58,0 |
70,4 |
Cancers du foie |
76,0 |
33,3 |
10,5 |
44,5 |
Tumeurs malignes des os |
68,9 |
52,6 |
30,6 |
33,7 |
Sarcomes des tissus mous |
72,1 |
54,1 |
36,3 |
50,1 |
Tumeurs des cellules germinales |
89,4 |
78,4 |
38,0 |
70,6 |
Carcinomes et mélanomes |
93,3 |
88,9 |
35,1 |
— |
Autres |
72,2 |
— |
— |
— |
Cette perspective justifie incontestablement la prévention, qui vise essentiellement à diminuer le nombre de cancers en évitant leur survenue. A la création du CIRC en 1965, la prévention constituait le principal moyen de lutte contre le cancer, les traitements ayant une portée certaine mais limitée. Aujourd’hui et très probablement encore demain, l’augmentation du coût des traitements anticancéreux dans les populations vieillissantes – qu’ils soient efficaces ou simplement prometteurs – fait toujours de la prévention la pierre angulaire de la lutte contre le cancer. Malgré sa taille relativement modeste (environ 300 personnes), le CIRC est devenu une référence internationale dans le domaine de la recherche sur le cancer car, depuis le tout début, son programme scientifique a été conçu pour produire « des connaissances à des fins de prévention ». Comme détaillé tout au long de ce livre, son programme s’articule autour de deux niveaux. Le premier consiste à développer des outils et des infrastructures pour la recherche sur le cancer au plan international, allant de l’éducation et de la formation du personnel dans différents domaines de la recherche sur le cancer à la mise en place de ressources dans différents lieux, par exemple des bibliothèques d’échantillons biologiques (biobanques). Le second niveau couvre plusieurs axes de recherche, allant de l’analyse des données d’incidence du cancer (pour recueillir des indices sur les agents étiologiques potentiels encore non identifiés à ce jour) jusqu’aux essais d’efficacité des interventions de prévention. Le besoin urgent d’améliorer le diagnostic et le traitement des cancers dans les pays en développement a favorisé l’intégration de plusieurs projets de dépistage et de diagnostic précoce, même si la prévention primaire visant à éliminer les causes du cancer reste le principal objectif des activités de recherche du CIRC.
Le CIRC est né en 1965 de l’initiative de quelques pays économiquement développés où le cancer représentait un problème majeur de santé publique. Mais dès le début, le programme du CIRC a comporté des recherches dans les pays en développement, notamment en épidémiologie avec le support des recherches en laboratoire, une initiative remarquable qui a immédiatement donné lieu à plusieurs projets dont certains ont produit les plus grands succès du CIRC, notamment l’identification des virus du papillome humain comme agent étiologique du cancer du col utérin et l’essai de vaccination pour prévenir l’hépatite chronique et le cancer du foie. Aujourd’hui, alors que le cancer est en train de devenir un problème de santé publique universel, le CIRC est à l’avant-garde de la recherche dans ces régions du monde et constitue un parfait exemple de la solidarité entre pays développés et pays en développement.