Des virus peuvent-ils être à l’origine des cancers chez l’homme ? A la fin des années 1950, la question se posait, suite aux études montrant que certains virus étaient capables d’induire des cancers dans plusieurs espèces animales. En 1910, Peyton Rous avait réalisé les expériences pionnières, montrant pour la première fois la responsabilité d’un virus dans le développement d’un cancer, le sarcome du poulet (cette découverte lui vaudra le Prix Nobel, 56 ans plus tard). A partir des années 1930, les résultats vont s’accumuler chez le lapin, la souris, la grenouille, le canard et la pintade. Ces études vont montrer, entre autres, que des virus oncogènes peuvent passer d’une espèce animale à l’autre. La première réponse à la question sur la possibilité d’une origine virale des cancers chez l’homme va venir d’Afrique.
C’est en 1958 que fut publié le premier rapport sur le cancer qui allait être appelé lymphome de Burkitt (voir « Découverte du lymphome de Burkitt en Afrique de l’Est »). La recherche des causes potentielles de ce cancer débuta aussitôt et aboutit, en 1964, à l’identification d’un nouveau virus de la famille herpès, baptisé virus d’Epstein–Barr (EBV pour Epstein–Barr virus). Il s’agit d’un virus ADN dont on a rapidement découvert les multiples propriétés : il infecte silencieusement les jeunes enfants dans la plupart des pays ; il est responsable de la mononucléose infectieuse, fréquente chez les adolescents et les jeunes adultes ; et comme les cellules lymphoïdes qu’il infecte se mettent à proliférer indéfiniment, on s’en sert au laboratoire pour « immortaliser » les lignées cellulaires. Le CIRC a participé dès le début aux recherches sur le lymphome de Burkitt. Il a contribué à la standardisation des méthodes de dosage des anticorps anti-EBV et dirigé les études sérologiques visant à détecter la présence du virus en Afrique de l’Est. En 1972, il a démarré une étude prospective à grande échelle dans cinq provinces du district du Nil occidental, en Ouganda (voir « Etude prospective du CIRC dans le district du Nil occidental, en Ouganda »).
Le titre du deuxième volume de la série des Publications scientifiques du CIRC, Oncogenesis and Herpesviruses, publié en 1972, illustre l’intérêt du Centre pour la recherche sur le rôle des virus de l’herpès dans la cancérogenèse. Il semblait en effet que ces virus, notamment l’EBV, puissent être impliqués dans le développement de cancers autres que le lymphome de Burkitt, suite à l’observation de concentrations élevées d’anticorps anti-EBV chez des patients atteints de cancer du rhinopharynx, tumeur fréquente chez les sujets d’origine chinoise.
L’enquête menée dans le district du Nil occidental en Ouganda va démontrer le rôle majeur de l’EBV dans le développement du lymphome de Burkitt, en Afrique équatoriale. Au même moment, on signalait cependant sur d’autres continents des cas sporadiques de lymphome de Burkitt, dans lesquels on détectait plus rarement l’EBV. Comme l’avaient déjà souligné de nombreux articles parus en 1985, dans le volume No. 60 des Publications scientifiques du CIRC, Burkitt’s Lymphoma: A Human Cancer Model, l’EBV agit conjointement avec d’autres cofacteurs : probablement l’affaiblissement du système immunitaire par le paludisme dans les régions équatoriales et divers autres cofacteurs dans d’autres régions, comme pour les cancers du rhinopharynx.
L’axe vertical donne le pourcentage de sujets en fonction des différents taux d’anticorps contre le virus d’Epstein–Barr (EBV), indiqués sur l’axe horizontal. Les fortes concentrations d’anticorps sont observées dans un plus grand pourcentage de sujets atteints de lymphome de Burkitt (BL) ou de cancer du rhinopharynx (NPC) que chez les sujets souffrant d’autres cancers (OT). GMT, moyenne géométrique du titrage.
Les laboratoires du CIRC ont poursuivi l’étude des mécanismes d’action d’EBV et de son interaction avec différents cofacteurs. De récents résultats montrent l’importance du tabagisme et de certains variants génétiques dans le développement du cancer rhinopharyngé. D’autres études ont montré une interaction possible entre l’EBV et l’aflatoxine, un agent cancérogène endémique dans les régions d’Afrique à forte incidence de lymphome de Burkitt (voir le chapitre « Cancérogènes dans l’environnement humain »). Le Groupe de travail chargé des évaluations pour le Volume 100 des Monographies du CIRC a considéré les preuves de cancérogénicité d’EBV suffisantes dans le cas de plusieurs tumeurs dont : le lymphome de Burkitt, le lymphome de Hodgkin, le lymphome non hodgkinien et le cancer du rhinopharynx. Par ailleurs, le CIRC avait conduit une étude en Tanzanie, à la fin des années 1970, pour élucider le rôle du paludisme comme cofacteur dans l’étiologie du lymphome de Burkitt. En 2012, le Groupe de travail chargé des évaluations pour le Volume 104 des Monographies du CIRC a classé le paludisme, dû à l’infection par Plasmodium falciparum (parasite présent dans les régions où le lymphome de Burkitt est fortement endémique) comme probablement cancérogène chez l’homme.
L’intérêt initial des chercheurs du CIRC pour l’EBV a également motivé des recherches sur le cancer du col de l’utérus, cancer le plus fréquent chez les femmes dans les pays en développement et qui s’imposait comme candidat de choix pour une origine infectieuse. Plusieurs études ont montré qu’il existait une relation entre le développement de ce cancer et le nombre de partenaires sexuels de la femme ou de son conjoint. En 1981, Richard Doll et Richard Peto écrivaient : « D’après les données actuelles, il est fort probable qu’un agent transmis lors des rapports sexuels, peut-être bien un virus, soit une des causes principales de la maladie ». Au CIRC, comme dans d’autres laboratoires, la recherche d’EBV dans le sérum des patientes et dans les cellules cancéreuses du col utérin s’avéra décevante. Il fallait étendre les recherches à d’autres agents infectieux, à commencer par les différents types de virus herpès sexuellement transmissibles.
La carte indique la forte variation mondiale de l’incidence du cancer du col utérin, en 2012. TSA : taux standardisé sur la structure d’âge de la population mondiale (nouveaux cas pour 100 000 femmes par an).
Les recherches du CIRC sur le cancer du col utérin ont été rythmées par les progrès dans deux disciplines étroitement liées : l’épidémiologie et la recherche fondamentale. En épidémiologie, des enquêtes sur le terrain apportaient régulièrement des données de plus en nombreuses sur l’étiologie de ce cancer et, dès 1989, une Publication scientifique du CIRC faisait état du changement de cap pris par la recherche qui abandonnait les travaux infructueux sur les virus herpès pour se consacrer aux études plus prometteuses sur le rôle des virus du papillome humains (VPH) (voir « 1989 : Cancer du col de l’utérus et infection – de plus en plus de preuves dans un contexte de grande incertitude »). De son côté, la recherche fondamentale en laboratoire avait accompli des progrès considérables en matière de compréhension des mécanismes moléculaires impliqués dans la transformation des cellules normales en cellules cancéreuses par certains types de VPH. Mais l’étude épidémiologique de la relation entre cancers du col utérin et infection à VPH avait pris du retard.
C’est alors que le CIRC va jouer un rôle clé, en particulier grâce à une étude cas–témoins conduite en Colombie et en Espagne, portant sur des cas de cancer du col de l’utérus et des témoins choisis aléatoirement dans la population. L’incidence de ce cancer en Colombie était 8 fois plus élevée qu’en Espagne. La présence d’ADN du VPH fut recherchée dans les prélèvements de cellules cervicales. Dans les deux pays, le pourcentage de cellules positives pour le VPH était plus élevé dans les cas de cancer invasif (stade avancé) que chez les témoins, indépendamment du fait que les femmes soient ou non sexuellement actives.
Dosage de l’ADN de virus du papillome humain (VPH) par PCR (polymerase chain reaction) dans les cellules cervicales. Le pourcentage de femmes positives pour la présence de VPH est bien plus élevé chez les cas de cancer du col utérin (colonnes noires) que chez les témoins (colonnes grises), indépendamment du temps écoulé depuis le dernier rapport sexuel.
Une deuxième étude du CIRC dans ces mêmes pays, sur des cas de cancer du col utérin moins avancés (carcinome in situ), a de nouveau montré cette augmentation marquée du pourcentage de cellules positives pour l’ADN du VPH chez les cas par rapport aux témoins. La forte association observée entre le VPH et le cancer du col utérin, tant au stade précoce (carcinome in situ) qu’avancé (cancer invasif), indique que l’infection à VPH précède le développement de la maladie, renforçant ainsi la preuve d’un rôle étiologique plutôt que « passager » du virus.
Six ans après la publication du CIRC de 1989, les points de vue concernant le rôle du VPH dans le cancer du col utérin avaient radicalement changé. Le Groupe de travail du Volume 64 des Monographies du CIRC, Human Papillomaviruses, concluait à des indications de cancérogénicité suffisantes pour les types de VPH 16 et 18, sous-types les plus fréquemment détectés dans les cellules cervicales. En 2008, Harald zur Hausen, dont le laboratoire à Heidelberg avait apporté les preuves de cancérogénicité du VPH, reçut le Prix Nobel « pour sa découverte du rôle étiologique des virus du papillome humain dans le cancer du col de l’utérus ». Enfin, la démonstration épidémiologique cruciale de la responsabilité de certains types de VPH dans la survenue du cancer du col utérin valut à Nubia Muñoz, chargée des études du CIRC, plusieurs récompenses prestigieuses dans le monde entier.
Nubia Muñoz a reçu le Prix Canada Gairdner en santé mondiale 2009, attribué par la Fondation Gairdner. Ce prix lui a été décerné « pour ses études épidémiologiques qui lui ont permis d’établir le lien entre les virus du papillome humain et le cancer du col de l’utérus au niveau mondial, ce qui a mené à la mise au point d’un vaccin contre le virus. » Sur la photo, lors de la cérémonie de remise des prix, de gauche à droite, John Dirks, président et directeur scientifique de la Fondation Gairdner, la Ministre de la santé de l’Ontario, Nubia Muñoz et le directeur adjoint de la Fondation Gairdner.
Ce schéma illustre la progression des tissus sains du col utérin en carcinome in situ, stade le plus précoce du cancer du col utérin, à travers toute une série d’étapes en lien avec la persistance du virus du papillome humain (VPH). De haut en bas, on peut suivre l’aspect microscopique du tissu, l’aspect des cellules exfoliées sur lesquelles s’appuie le test de dépistage par frottis (test de Papanicolaou), une représentation schématique des modifications tissulaires progressives et la terminologie des différents stades (CIN, néoplasie cervicale intraépithéliale ; SIL, lésion intraépithéliale épidermoïde).
La découverte du rôle étiologique des VPH dans le cancer du col utérin va ouvrir de nouvelles perspectives de recherche pour la prévention et la lutte contre la maladie, grâce au dépistage, au diagnostic et au traitement précoces. Les bases scientifiques pour la production de vaccins préventifs contre des particules pseudo-virales de VPH ont été établies dans les années 1990, et la commercialisation de vaccins à usage humain va débuter en 2006. Mais décider qui et quand vacciner nécessite de bien connaître l’histoire naturelle de l’infection par le VPH. La plupart des hommes et femmes sexuellement actifs contractent l’infection à un moment ou un autre de leur existence, mais plus de 90% des nouvelles infections régressent au bout de 6 à 18 mois. Chez les 10% restants, l’infection persiste et, chez certaines femmes, elle peut entraîner l’apparition de lésions précancéreuses, susceptibles d’évoluer en cancer invasif du col utérin. Une telle évolution nécessite cependant l’intervention d’autres facteurs (viraux, liés à l’hôte ou environnementaux). D’après les résultats de plusieurs études épidémiologiques conduites par le CIRC et d’autres groupes de recherche, le tabagisme est le cofacteur le plus clairement identifié.
Quelle population doit-on vacciner ? Le CIRC a coordonné une étude conduite par la Collaboration internationale des études épidémiologiques sur le cancer du col utérin. D’après les résultats publiés en 2012, même si l’infection par un VPH oncogène peut toucher les femmes à tout âge (la plupart des infections survenant peu de temps après les premiers rapports sexuels), le risque de cancer du col utérin associé à une nouvelle infection décroit rapidement pour devenir très faible après 40 ans, signe qu’il faut concentrer les efforts de vaccination sur les jeunes.
Dans le cadre d’une autre étude collaborative, lancée au Costa Rica par le National Cancer Institute des Etats-Unis, des jeunes femmes en bonne santé, âgées de 18 à 25 ans, ont été vaccinées aléatoirement soit contre les types de VPH 16 et 18, soit contre le virus de l’hépatite A. Au bout de 4 ans de suivi, le vaccin anti-VPH s’est avéré très efficace pour prévenir l’apparition des lésions cervicales précancéreuses de haut grade. Le CIRC a conduit une troisième étude s’appuyant sur un modèle mathématique de transmission des VPH 16 et 18 pour analyser l’impact des différentes options de vaccination dans les pays à revenu élevé. D’après les résultats obtenus, l’option la plus efficace à ce jour pour réduire l’infection à VPH du col utérin, consiste à maximiser la couverture vaccinale des filles plutôt qu’à vacciner garçons et filles.
L’étude du Costa Rica, ainsi qu’un essai randomisé de vaccination anti-VPH, coordonné par le CIRC dans une région rurale de l’Inde, ont montré que deux doses de vaccin étaient aussi efficaces que les trois doses du protocole standard pour prévenir l’infection. En conséquence, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) préconise désormais le schéma vaccinal à deux doses qui rend les programmes de vaccination anti-VPH financièrement plus abordables et favorise une meilleure compliance du calendrier vaccinal. Plus la vaccination anti-VPH devient accessible, plus le nombre de pays intéressés par ses bénéfices potentiels pour la prévention du cancer du col utérin dans leurs populations augmente. La prévalence de certains sous-types de VPH dans les tumeurs constitue un des principaux éléments factuels utilisés pour orienter les politiques nationales. Le CIRC favorise le recueil de ce genre d’information grâce à ses enquêtes sur la prévalence du VPH qui suivent un protocole et une méthodologie analytique standardisés, appliqués à différentes populations dans le monde entier. A ce jour, on dispose de résultats pour 27 populations. La prévalence de l’infection varie énormément ; elle passe de 3% en Espagne à 15% en Colombie et jusqu’à plus de 50% en Guinée.
Le CIRC a réalisé des enquêtes internationales sur la prévalence de l’infection par le virus du papillome humain (VPH), de 1995 à 2013, chez des femmes sexuellement actives, âgées de 15 à 59 ans. N indique le nombre de femmes étudiées.
Différents types de vaccins anti-VPH sont aujourd’hui commercialisés ou en préparation. Leur disponibilité croissante ne dispense pas pour autant de la nécessité d’un dépistage ou d’un diagnostic précoce du cancer du col utérin chez les femmes non vaccinées. Dans de nombreux pays, le frottis cervical (test de Papanicolaou), méthode de dépistage bien établie pour ce cancer, peut parfois être précédé ou remplacé par un test de détection de l’ADN viral, permettant ainsi d’améliorer la qualité globale du programme de dépistage (voir le chapitre « Dépistage et diagnostic précoce du cancer »).
En principe, des sous-types de VPH autres que les types 16 et 18 peuvent aussi être cancérogènes et des organes autres que le col utérin peuvent être touchés. En 2009, le Groupe de travail chargé des évaluations pour le Volume 100B des Monographies du CIRC a passé en revue toutes les données disponibles sur le sujet. Comme l’indique la figure, plusieurs sous-types de VPH du genre alpha, auquel appartiennent les sous-types 16 et 18, peuvent aussi provoquer un cancer, et plus particulièrement du col utérin. Le sous-type 16 induit non seulement le cancer du col utérin chez la femme, mais aussi des cancers de la vulve et du vagin, ainsi que des cancers du pénis chez l’homme, de l’anus, de la bouche, de l’oropharynx et des amygdales chez les hommes comme chez les femmes. Une récente étude du CIRC a montré de grandes variations du pourcentage de cancers oropharyngés associés à l’infection VPH dans différentes populations à travers le monde. Il s’agit d’un résultat important pour évaluer les bénéfices à venir de la vaccination sur des cancers autres que celui du col utérin.
L’arbre phylogénétique de 100 virus du papillome humain montre l’interrelation génétique entre les différents types. Ceux de l’espèce alpha pour lesquels on dispose des meilleures preuves de cancérogénicité apparaissent en orange.
Les chercheurs du CIRC s’intéressent actuellement à une autre famille de virus du papillome, comprenant les sous-types beta. Ces derniers pourraient jouer un rôle dans le développement de cancers cutanés, où ils pourraient là aussi interagir avec d’autres cofacteurs environnementaux, comme les rayons ultraviolets. La comparaison des similitudes et des différences avec les sous-types alpha permet de mieux comprendre de quelle façon ces virus peuvent être à l’origine du développement d’un cancer.
Dans le monde, on estime à plus de 500 000 le nombre annuel de nouveaux cas de cancer associés à l’infection à VPH, soit une incidence aussi élevée que celle du cancer du foie causé par les virus de l’hépatite B et C. La recherche a ainsi démontré à quel point l’infection à VPH était une importante cause de cancer. Le CIRC a participé à cette formidable réussite en concrétisant les connaissances en possibilité de prévention.
Nombre de nouveaux cas par an, imputables aux infections, subdivisés en fonction de l’agent infectieux et du niveau de développement des régions.
Les observations cliniques de Burkitt sur le lymphome, suivies de la découverte de l’EBV, ont été les premières à démontrer le pouvoir cancérogène d’un virus chez les animaux et chez l’homme. En ce qui concerne le cancer du foie chez l’homme, l’identification des agents étiologiques a pris davantage de temps. Le premier volume de la série des Publications scientifiques du CIRC, Liver Cancer, contient le compte rendu d’une conférence qui s’est déroulée à Londres, en juillet 1969. Ce compte rendu présente à la fois des faits bien établis, des résultats douteux ou partiels et les hypothèses existantes à l’époque (voir « Le cancer du foie tel qu’on le voyait en 1969 »). Dès le début, le CIRC s’est appuyé sur les connaissances existantes pour étudier l’étiologie de ce cancer. Plusieurs projets de recherche furent ainsi lancés sur les aflatoxines, cancérogènes reconnus dans des systèmes expérimentaux, pour étudier leur rôle potentiel dans le développement du cancer chez l’homme (voir le chapitre « Cancérogènes dans l’environnement humain »).
Dès que l’on disposa de marqueurs raisonnablement fiables de l’infection par les virus de l’hépatite, notamment le virus de l’hépatite B (VHB), les épidémiologistes du CIRC menèrent ou participèrent à des études cas–témoins sur le cancer du foie. Les résultats indiquaient une nette association de ce cancer avec les marqueurs du VHB et soulignaient le rôle du tabagisme en tant que facteur étiologique subsidiaire. En fait, dès le début des années 1980, les preuves rassemblées à partir des études cas–témoins et de cohorte indiquaient une association forte, spécifique et cohérente, entre l’infection VHB et le cancer du foie, mais limitée aux formes chroniques persistantes de l’infection. La plupart des épidémiologistes étaient d’accord pour dire qu’il s’agissait d’une relation de cause à effet, en dépit de l’absence de marqueurs du virus dans une grande proportion de cancers du foie.
On comprit rapidement qu’il serait important pour plusieurs raisons d’étudier des individus vaccinés contre le VHB : la vaccination protégerait contre l’hépatite B, ce serait le test de vérité pour savoir si le virus en question est bien une cause de cancer du foie, et – si oui – la vaccination préviendrait la survenue de la maladie dans la population étudiée.
Le VHB est l’un des virus infectieux les plus courants dans le monde, et différents types de vaccins contre ce virus sont disponibles depuis 1969. Pour tester l’efficacité de la vaccination dans la prévention du cancer du foie, il fallait une population présentant des taux élevés d’infection à VHB, ainsi qu’une incidence élevée de cancer du foie. Parmi les pays d’Afrique subsaharienne remplissant ces critères, la Gambie apparut comme la meilleure option. Au milieu des années 1980, ce pays comptait en effet un petit peu plus d’1 million d’habitants et des infrastructures correctes. Le CIRC décide de lancer une collaboration de recherche multipartite – l’Etude d’intervention contre l’hépatite en Gambie – dans laquelle il est le principal acteur scientifique, en collaboration avec le gouvernement de Gambie, le Medical Research Council du Royaume-Uni (qui disposait d’une unité de recherche à Fajara, près de la capitale, Banjul) et le gouvernement italien qui procurera d’importants moyens financiers.
L’incidence de l’infection par le virus de l’hépatite B (VHB), mesurée par la présence de l’antigène Australia (antigène de surface du VHB), présente de fortes variations géographiques.
Carte des différentes régions de Gambie (Afrique occidentale), situées de chaque côté du fleuve Gambie qui se jette dans l’Océan Atlantique au niveau du district de Kanifing. L’Etude d’intervention contre l’hépatite en Gambie couvre tout le pays, tandis que l’étude PROLIFICA (Prévention de la fibrose hépatique et du cancer du foie en Afrique) récemment lancée, concerne uniquement la région Ouest.
En Gambie, on savait que la transmission du VHB durant l’enfance, au sein de la cellule familiale ou à l’école, était responsable de l’infection fortement endémique dans le pays. C’est la raison pour laquelle un programme de vaccination va débuter en 1986, avec un calendrier comportant 4 injections : la première à la naissance, puis à 2, 4 et 9 mois. Le vaccin anti-VHB est incorporé au Programme élargi de Vaccination existant, recommandé par l’OMS, et la conception novatrice de l’étude – essai « par étapes » – est parfaitement fondée tant au plan scientifique qu’éthique (voir le chapitre « Innovation dans les méthodes statistiques »). A la fin de la quatrième année de la campagne de vaccination, deux groupes comparables, vaccinés et non vaccinés, rassemblaient chacun plus de 60 000 enfants. Il avait fallu faire face à toute une série de problèmes logistiques, liés notamment au personnel (l’effectif complet comptait plus de 80 personnes) qui appartenait à trois organisations différentes : le CIRC, le Medical Research Council du Royaume-Uni et le gouvernement de Gambie. Mais en dépit des difficultés, la campagne de vaccination est une réussite avec un taux de couverture vaccinale atteignant 93% de la population infantile ciblée.
Pour assurer le suivi des participants à l’étude et enregistrer les cas de cancer du foie, un Registre national du cancer est mis en place dans le pays en 1986. On estime que la comparaison des groupes vaccinés et non vaccinés, 30 à 35 ans après la campagne de vaccination (soit d’ici 2020), devrait donner des résultats appropriés pour évaluer l’efficacité protectrice de la vaccination infantile contre le cancer du foie chez l’adulte. Des résultats intermédiaires importants ont déjà été obtenus, dont le plus important indique que le vaccin protège à 94% contre l’infection chronique par le virus, même 20 ans après la vaccination, ce qui prouve qu’il n’est pas nécessaire d’administrer une dose de rappel à l’adolescence.
L’évaluation des résultats de l’Etude d’intervention contre l’hépatite en Gambie consiste à croiser les cas de cancer du foie (CHC, pour carcinome hépatocellulaire), enregistrés par le Registre du Cancer de la Gambie, avec la base de données sur la vaccination contenant les éléments indiqués. On reconnaîtra les personnes vaccinées à la position de la cicatrice laissée par le BCG (vaccin antituberculeux contre le bacille Calmette–Guérin) – sur l’avant-bras gauche des personnes vaccinées contre le virus de l’hépatite B et sur l’avant-bras droit des personnes non vaccinées – et en comparant leurs empreintes palmaires et de pied actuelles avec celles prises dans leur enfance.
Les études concernant les effets combinés de l’exposition à l’aflatoxine et du statut de porteur du VHB ont montré le bénéfice potentiel des mesures d’intervention contre la contamination des aliments par les aflatoxines, surtout pour les personnes souffrant déjà d’hépatite B chronique et, par conséquent, ne pouvant être protégées par le vaccin. Une nouvelle étude du même ordre a démarré en Gambie et au Sénégal. Le projet intitulé Prévention de la fibrose hépatique et du cancer du foie en Afrique (PROLIFICA) vise à étudier si une thérapie antivirale peut réduire l’incidence du cancer du foie en traitant les porteurs chroniques du VHB, avant que la maladie n’évolue vers un cancer.
En biologie du cancer, les virus se sont révélés être une source inépuisable d’informations sur les mécanismes de cancérogenèse. Ainsi, les premiers oncogènes (gènes d’une importance cruciale, susceptibles de déclencher le processus de transformation maligne des cellules lorsqu’ils sont activés) qui ont été découverts résultaient de l’insertion de séquences d’ADN viral dans le génome humain, au cours du cycle viral. Leur étude a permis de mieux comprendre les mécanismes de contrôle du cycle cellulaire.
En ce qui concerne l’identification des causes de cancer, la découverte de virus capables d’induire des cancers a constitué la principale avancée de ces 50 dernières années. Cette découverte est en effet très importante tant sur le plan scientifique que de la santé, car les cancers viro-induits représentent un fardeau considérable, surtout dans les pays en développement, et des mesures préventives permettent de les combattre. Selon les plus récentes estimations du CIRC, 16% des nouveaux cas de cancer dans le monde sont imputables aux infections, dont 11% aux infections virales ; en Afrique sub-saharienne, un tiers de tous les cancers sont d’origine infectieuse.
Pour le CIRC, le succès de ses recherches en matière de cancérogénèse virale et de lutte contre les cancers viro-induits illustre l’intérêt de combiner trois approches qui se complètent l’une l’autre. Première approche, les études sur le terrain qui recueillent les données initiales avec la participation directe des épidémiologistes du CIRC, le soutien des laboratoires du CIRC et une vaste collaboration internationale multidisciplinaire, favorisée par la position du CIRC en sa qualité d’organisme de recherche au sein de l’OMS. Deuxième approche, l’examen régulier et rigoureux des données pertinentes répondant à d’importantes questions relatives à l’étiologie et à la prévention – comme cela a été fait pour évaluer la cancérogénicité de l’EBV, des virus de l’hépatite B et C, et du VPH – réalisé par des experts internationaux sous l’égide du CIRC en sa qualité d’organisation internationale. Troisième approche, l’investissement dans des programmes de recherche à long terme qui, même s’ils évoluent et s’adaptent au fil des décennies, s’en tiennent à leurs objectifs initiaux (voir « Projets de recherche à long terme du CIRC dans les pays en développement »).