DU LABORATOIRE A LA POPULATION

Pendant plus d’un demi-siècle, le CIRC a conduit simultanément des recherches en laboratoire et en épidémiologie. Cette combinaison permet aux chercheurs travaillant sous un même toit de se tenir informés des progrès dans les deux domaines et de réagir rapidement dès que de nouvelles opportunités d’études interdisciplinaires se présentent. Cette approche aujourd’hui courante dans les instituts de recherche sur le cancer, était rare en 1965 au moment de la création du CIRC. Et c’est elle qui a donné au Centre son caractère unique, non seulement au sein des organismes de recherche, mais aussi à l’intérieur même de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) à laquelle il appartient.

Faire le lien entre les études de laboratoire, l’épidémiologie et la santé publique est depuis toujours la raison d’être du CIRC. Comme l’a souligné Helmut Bartsch (voir la section « Mécanismes biologiques » dans ce chapitre) : « Dans les années 1970, on a pris conscience de l’immense fossé séparant la recherche en laboratoire et les études chez l’homme. Les chercheurs du CIRC ont joué un rôle important dans le rapprochement entre expérimentateurs et épidémiologistes. »

Cependant, cette approche peut poser quelques problèmes. En effet, l’interdisciplinarité n’est pas toujours possible, dans la mesure où chaque domaine de recherche a sa propre logique interne et sa propre dynamique. Par ailleurs, au sein d’un institut de taille relativement modeste comme le CIRC (comptant moins de 350 employés), les orientations de recherche et l’allocation des ressources peuvent être sources de divergences. C’est pourquoi garder les bonnes orientations tout en équilibrant l’investissement des ressources constitue depuis toujours un enjeu majeur pour les organes directeurs du CIRC. Cette approche interdisciplinaire, adoptée dès la création du Centre, est aujourd’hui pleinement justifiée au vu des progrès décisifs accomplis en génétique et en épigénétique qui ont permis de passer des études expérimentales sur modèles animaux ou cellulaires (laboratoire) aux études chez l’homme à plus ou moins grande échelle (épidémiologie).

Combiner l’épidémiologie et la recherche en laboratoire, puis les intégrer de façon à prévenir certains types de cancer constituaient la véritable raison d’être du Centre. – Ruggero Montesano, ancien chercheur du CIRC

Depuis 50 ans, les activités de laboratoire du CIRC couvrent toute une série de domaines : mesures biologiques de l’exposition aux agents présents dans l’environnement susceptibles de provoquer un cancer (biomarqueurs d’exposition) ; étude des gènes comme principales causes potentielles de cancer, domaine qui s’est récemment développé sous le terme d’hérédité épigénétique ; analyses de mécanismes biologiques particuliers impliqués dans la cancérogenèse ; et pour finir, identification de prédicteurs potentiels de la maladie. La constitution d’une grande banque d’échantillons biologiques facilite ces travaux, l’accent ayant été mis sur les échantillons provenant d’études épidémiologiques plutôt que d’études cliniques (voir « La Biobanque du CIRC »).

BIOMARQUEURS D’EXPOSITION AUX CANCEROGENES

Ces biomarqueurs signalent la présence dans l’environnement d’agents chimiques, physiques ou biologiques qui ont affecté l’organisme. Il peut s’agir de l’agent chimique lui-même, non modifié et directement mesurable. Par exemple, quand la molécule cancérogène est détectable dans le sang. Il peut aussi s’agir de l’agent chimique modifié par des mécanismes physiologiques, mais toujours identifiable. Par exemple, quand la molécule cancérogène est oxydée en un métabolite spécifique. Il peut enfin s’agir du produit résultant d’une interaction entre l’agent chimique et une molécule ou une cellule de l’organisme. Par exemple, quand il y a formation d’adduits (contraction pour « produits additionnels ».)

Le CIRC a consacré une partie de ses activités de laboratoire à l’identification de biomarqueurs d’exposition – principalement la détection des cancérogènes eux-mêmes dans les fluides corporels ou les cellules sanguines (sous forme libre ou liée à un constituant physiologique) et la détection des dommages à l’ADN qu’ils sont susceptibles d’induire. Les études épidémiologiques ont besoin de mesures fiables et précises pour évaluer l’exposition, et c’est précisément dans ce domaine que les sciences de laboratoire peuvent apporter des progrès considérables (voir « L’exposome »).

Dosage des substances cancérogènes

Les études réalisées dans les années 1970, concernant le rôle éventuel de l’ingestion d’aflatoxine dans le risque de cancer du foie en Afrique, reposaient sur le dosage d’aflatoxine dans les échantillons de nourriture (voir le chapitre « Cancérogènes dans l’environnement humain »). Il aurait été bien plus pertinent de mesurer directement la quantité d’aflatoxine réellement absorbée par une personne consommant des aliments contaminés. Il a fallu attendre l’arrivée de nouvelles techniques de dosage pour pouvoir analyser les taux d’aflatoxine dans des fluides corporels, tels que l’urine ou le lait maternel. Mieux encore, des méthodes permettent aujourd’hui de mesurer l’accumulation d’aflatoxine résultant d’une exposition chronique. En effet, les aflatoxines se lient à l’ADN et aux protéines comme l’albumine, pour former des adduits. Les taux d’adduits aflatoxine–albumine dans les échantillons de sang servent ainsi de biomarqueurs pour évaluer l’exposition chronique, tandis que les taux d’adduits aflatoxine–ADN dans l’urine constituent une mesure de l’exposition à court terme. Le dosage des adduits est devenu l’un des outils des programmes de santé publique consacrés à la détection et à l’élimination de ce contaminant alimentaire.

Il existe une étroite corrélation entre les doses d’aflatoxine dans l’assiette de 20 gambiens pendant 8 jours (axe horizontal) et l’excrétion urinaire d’un adduit de l’aflatoxine (axe vertical). Ce résultat valide le biomarqueur comme mesure d’exposition individuelle à ce cancérogène présent dans l’alimentation.

Images

Les techniques de dosage des biomarqueurs d’exposition se sont rapidement développées dans les années 1980, comme l’illustre une publication du CIRC de 1988 à laquelle ses laboratoires ont beaucoup contribué : Methods for Detecting DNA Damaging Agents in Humans: Applications in Cancer Epidemiology and Prevention. Il était désormais possible de doser de façon fiable chez l’homme des cancérogènes potentiels provenant de différentes sources : alimentation, pollution atmosphérique (en plein air ou sur le lieu de travail), traitements thérapeutiques, boissons alcoolisées et autres. Conséquence du vif intérêt porté à ce domaine, le CIRC a publié entre 1978 et 1993 une série de 12 volumes techniques, Environmental Carcinogens: Methods of Analysis and Exposure Measurement, qui donnent une description détaillée des méthodes validées pour l’analyse de substances chimiques et de mélanges complexes, allant des nitrosamines volatiles à l’air ambiant (voir « Normes et sécurité »).

Images

Dommages à l’ADN

La liaison d’une molécule cancérogène à l’ADN n’est peut-être que la première étape conduisant aux dommages. Les modifications structurales délétères qui en résultent persisteront si certains mécanismes de défense sont dépassés. Les conséquences peuvent aller d’une simple substitution nucléotidique sur une des paires de bases de l’ADN à un important réarrangement chromosomique. On identifie en permanence des mutations génétiques impliquées dans le développement de cancers.

Ruggero Montesano, ici dans son laboratoire, est entré au CIRC en 1970. Pendant trente ans, il a développé le domaine des mécanismes de la cancérogenèse dans plusieurs secteurs de recherche spécifiques. Il s’est toujours attaché à relier les études mécanistiques aux études épidémiologiques sur de grandes populations.

Images

TP53 est un gène suppresseur de tumeur qui agit par le biais d’une protéine (p53) comme un « portier » protégeant l’intégrité des cellules contre de nombreux processus d’activation tumorale. Les mutations qui inactivent TP53 constituent une étape importante sur la voie de la cancérogenèse. Elles sont présentes dans tous les types de cancer, avec des fréquences de 5% à 90%. Dans certains cas, ces mutations sont éparpillées sur toute la séquence d’ADN, dans d’autres, elles se concentrent sur quelques points chauds.

Les chercheurs du CIRC ont été parmi les premiers à étudier ces profils de mutation TP53, conscients de leur valeur potentielle en tant qu’empreintes d’une exposition antérieure à des cancérogènes environnementaux. Selon Ruggero Montesano, il était crucial d’établir la connexion entre la recherche expérimentale et la recherche sur le terrain, au niveau de la population : « Il y avait beaucoup à faire dans ce laboratoire tout juste créé, qui partait de zéro, pour développer une méthode de détection des mutations suffisamment simple pour être appliquée à des milliers de personnes. […] Nous ne cherchions pas à découvrir le « remède contre le cancer », mais à comprendre l’histoire naturelle de ces différentes formes à travers les mutations provoquées par des facteurs environnementaux particuliers, susceptibles d’être évités, comme l’aflatoxine pour le cancer du foie. » L’application par la suite de cette méthode à l’analyse des cas d’hépatocarcinome, avec le dosage plasmatique d’une mutation au codon 249 de TP53 associée à l’aflatoxine, a apporté une preuve de principe en faveur de la détection précoce du cancer au moyen de tests moléculaires non invasifs. Le CIRC dispose d’une base de données établie par Monica Hollstein qui documente toutes les mutations TP53 parues dans la littérature scientifique (p53.iarc.fr). Cette base référence en effet plus de 30 000 mutations observées dans des cancers, accompagnées de nombreux renseignements sur les caractéristiques tumorales spécifiques à chacune.

Quatre exemples de profils de mutations et « d’empreintes d’exposition ». Les sources présentées dans la première colonne (rayonnements ultraviolets, noix contaminées par l’aflatoxine, fumée de tabac et produits d’herboristerie à base d’acides aristolochiques) contiennent les cancérogènes précisés dans la deuxième colonne, susceptibles de générer un adduit spécifique (troisième colonne) et un profil particulier de mutation TP53 (quatrième colonne).

Images

Empreintes des expositions dans les cellules cancéreuses

Les profils de mutation TP53 ne sont qu’un exemple de la traçabilité des expositions environnementales dans les cellules tumorales par l’examen de profils complexes de modifications génétiques. Les chercheurs du CIRC ont récemment étudié les biopsies de tumeurs rénales de patients originaires de quatre pays : Fédération de Russie, République tchèque, Roumanie et Royaume-Uni. L’analyse pangénomique (génome entier) montre une nette différence de fréquence d’un type particulier de mutation entre les pays. L’observation d’une fréquence très élevée dans les échantillons de Roumanie laisse penser qu’une exposition environnementale spécifique pourrait être à l’origine des cancers du rein dans ce pays. L’acide aristolochique est un bon candidat. En effet, il s’agit d’un cancérogène reconnu qui fait partie de la composition de certains médicaments à base de plantes et de préparations amaigrissantes. Par ailleurs, il provoque une néphropathie répandue dans certaines régions des Balkans et il induit expérimentalement les types de mutations observées dans les tumeurs rénales des patients roumains.

L’analyse des différents types d’empreintes d’exposition représentent un volet d’activités important de la biologie moléculaire (voir « Epidémiologie moléculaire »).

Profils de mutation dans des biopsies de carcinome rénal à cellules claires prélevées chez des patients de quatre nationalités différentes. Sur les graphiques, les barres indiquent le nombre de mutations A:T > T:A par échantillon, sur un total de 20 000. Il s’agit d’une mutation par transversion : remplacement de la paire de bases adénine–thymine (A:T) par la paire thymine–adénine (T:A). Chez les patients roumains, on observe une fréquence plus élevée de transversions A:T > T:A, cohérente avec une exposition à l’acide aristolochique.

Images

GENES ET CANCER

Le cancer est une maladie génétique au sens où ce sont des modifications génétiques qui sont à l’origine des processus de transformation d’une cellule normale en cellule cancéreuse, capable de se multiplier jusqu’au stade clinique de cancer. Cependant, certains gènes peuvent aussi prédisposer au cancer, quand des variants particuliers apparaissent dans les cellules germinales parentales (spermatozoïdes et ovules). Par exemple, une mutation héréditaire rare de TP53, transmise des parents à la descendance sous un mode dominant, peut conférer un risque très élevé de cancer en un ou plusieurs sites (seins, tissus mous et os, cerveau et moelle osseuse).

Dès que les techniques ont permis de détecter directement des variants génétiques héréditaires, le CIRC a entrepris des études sur les gènes de prédisposition au cancer. Il s’est s’intéressé en priorité aux cancers qui surviennent fréquemment dans certaines familles. L’objectif était double : mieux comprendre les bases biologiques de la prédisposition et identifier les personnes à risque dans ces familles pour pouvoir mettre en place un conseil génétique. L’une des premières études portait sur la néoplasie endocrinienne multiple de type 2A (NEM 2A), maladie héréditaire qui affecte 1 personne sur 25 000, chez laquelle se développent des cancers de la thyroïde et des glandes surrénales.

Les personnes atteintes de néoplasie endocrinienne multiple de type 2A (NEM 2A) développent des cancers de la thyroïde et des glandes surrénales, organes producteurs d’hormones.

Images

Pour détecter et exciser très tôt les tumeurs associées à la NEM 2A, il est important de dépister régulièrement les modifications néoplasiques dans l’entourage familial des patients porteurs du variant génétique responsable. A la fin des années 1980, une étude collaborative du CIRC, conduite en France, a identifié trois marqueurs ADN permettant d’identifier dès le plus jeune âge les porteurs d’un variant génétique conférant un risque élevé de NEM 2A. Aux Etats-Unis, une approche similaire appliquée à cinq grandes familles présentant une prédisposition héréditaire au cancer du sein et des ovaires a permis d’identifier le site du variant génétique responsable sur une région du chromosome 17.

Exemple de famille multigénérationnelle dont les membres sont affectés par la NEM 2A. Les cercles désignent les femmes et les carrés désignent les hommes ; les symboles pleins indiquent les individus affectés et les barres obliques indiquent ceux qui sont décédés. Les lettres désignent la combinaison des variants génétiques chez une personne ayant fait l’objet d’une analyse pour un marqueur ADN en vue d’un conseil génétique. Par exemple, le sujet V-1 est un garçon de 15 ans qui n’est pas (encore) affecté par la maladie. D’après le test ADN, la mutation responsable de NEM 2A est associée au variant B chez le père. Contrairement au sujet V-2 qui a hérité du variant B, le sujet V-1 est uniquement porteur des variants A, et par conséquent, on peut raisonnablement penser qu’il ne développera jamais la maladie.

Images

Les analyses ADN effectuées chez des familles présentant une fréquence anormalement élevée de cancers, notamment de cancer du sein, se sont vite multipliées. Si bien qu’en novembre 1989, le CIRC a organisé un atelier de travail international sur les Etudes de liaison génétique pour le cancer héréditaire du sein, afin de procéder à une revue critique des aspects méthodologiques de ces études et d’examiner en détail la validité des résultats déjà obtenus. Pour accélérer l’identification des gènes responsables de ce cancer héréditaire, un réseau fut lancé qui analyserait et synthétiserait les données communiquées par les chercheurs participants avant de les leur redistribuer. Gilbert Lenoir et Bruce Ponder de Cambridge (Royaume-Uni), encouragèrent cette initiative. Lenoir fit remarquer que le CIRC occupait une position idéale pour s’engager dans ce domaine tout nouveau de l’épidémiologie génétique, car il possédait l’expérience indispensable en matière d’organisation de vastes collaborations internationales pour rassembler un nombre suffisant de familles du monde entier, affectées par des cancers héréditaires rares. De façon plus générale, selon lui, la réputation du CIRC constituait « une carte de visite qui ouvrait des portes et rendait tout possible, en raison de ses liens avec l’OMS. Ainsi, pour établir une nouvelle collaboration, il suffisait d’envoyer une lettre portant le logo OMS/CIRC/Lyon et vous étiez certain d’obtenir une réponse, ce qui n’aurait peut-être pas été le cas si le courrier avait émané d’un autre institut. »

Au CIRC, Gilbert Lenoir (à gauche) a conjugué ses travaux en cancérogenèse virale avec le lancement et le développement du programme de génétique des cancers. Après avoir été titulaire d’une chaire de professeur en génétique médicale à l’Université de Lyon, il a pris la direction de la recherche à l’Institut Gustave Roussy à Paris. On le voit ici en compagnie d’Harald zur Hausen, lauréat du Prix Nobel, à l’occasion de la remise des Médailles d’honneur du CIRC 2009 à H. zur Hausen et Nubia Muñoz, pour leur découverte du rôle étiologique des virus du papillome humain dans la survenue du cancer du col de l’utérus.

Images

Son statut au sein de l’OMS, ses capacités techniques et sa très grande expérience ont permis au CIRC de renforcer son rôle en épidémiologie génétique au plan international. Les recherches dans ce domaine ont changé d’orientation : on est passé de l’étude de rares variants génétiques conférant un risque très élevé de cancer – comme c’est le cas pour les gènes peu fréquents BRCA1 et BRCA2 responsables d’un petit pourcentage des cancers du sein – à l’étude de variants génétiques courants qui contribuent chacun potentiellement à une légère augmentation du risque. De récentes études d’association pangénomique (GWAS pour genome-wide association studies) coordonnées par le CIRC ont identifié plusieurs variants génétiques potentiellement responsables de cancers du rein, des voies respiratoires supérieures, de l’appareil digestif et du poumon. Les résultats combinés de cinq études séparées (notamment, l’Etude prospective européenne sur le cancer et la nutrition [EPIC] et l’étude du CIRC sur le cancer du poumon en Europe centrale), rassemblant plus de 4000 cas de cancer du poumon et 7000 témoins, ont montré l’existence d’un variant génétique situé sur le bras long du chromosome 15, associé à un risque accru de cancer du poumon.

EPIGENETIQUE

L’épigénétique est un nouveau domaine de recherche en plein essor, particulièrement important en biologie du cancer. L’épigénétique englobe l’analyse de l’ensemble des modifications de l’expression génétique transmises d’une génération de cellules à l’autre, mais ne concerne pas les modifications dans la séquence d’ADN elle-même (mutations). Son émergence a remis en cause le dogme affirmant que les caractères codés dans la séquence d’ADN sont les seuls caractères héréditaires. Elle a également ouvert un vaste champ de recherches sur les modifications épigénétiques héréditaires, induites par des expositions environnementales, donnant ainsi de nouvelles pistes pour étudier les mécanismes de cancérogenèse mis en jeu lors de ces expositions.

Comme pour les mutations, les laboratoires du CIRC ont développé des méthodes de détection des altérations épigénétiques dans de très petites quantités d’ADN tumoral circulant dans le sang. Il est ainsi devenu possible d’appliquer ces techniques sophistiquées aux échantillons biologiques collectés et conservés dans le cadre d’études épidémiologiques. Dans le cadre de l’Etude prospective européenne sur l’alimentation et le cancer, les premiers résultats indiquent que des régimes alimentaires différents peuvent entraîner des modifications épigénétiques, impliquées dans le développement du cancer du sein.

Dans le même bâtiment se côtoyaient des épidémiologistes et des spécialistes des mécanismes biologiques. J’ai apprécié ce dialogue interdisciplinaire. Il m’a énormément appris et je crois que c’est ce qui m’a le plus motivé durant mes années au CIRC. Je garde le souvenir de cette merveilleuse cafétéria et du coin café, au dernier étage ; je pense que c’est là que se nouaient les véritables collaborations. – Julian Little, ancien chercheur du CIRC

MECANISMES BIOLOGIQUES

Pour ce qui concerne les mécanismes de cancérogenèse, la recherche s’est souvent attachée à interpréter les observations épidémiologiques en termes de physiologie et de pathologie sous-jacentes. On a ainsi appliqué à de nombreux agents cette approche qui consiste à étudier la plausibilité biologique d’une association épidémiologique, comme l’illustre l’une des première Publications scientifiques du CIRC, Biological Effects of Asbestos. Son co-éditeur, Pavel Bogovski, avait en effet engagé le Centre dans l’étude de la relation entre les propriétés physiques et chimiques des différents types de fibres d’amiante et leur cancérogénicité. De manière plus générale, le CIRC a développé des tests de mutagenèse bactérienne permettant de détecter des cancérogènes chimiques. Ces travaux ont débouché sur la mise en œuvre de programmes d’identification des cancérogènes dans l’environnement (voir le chapitre « Cancérogènes dans l’environnement humain »).

L’hélice double brin d’ADN, susceptible d’être modifiée par des mutations, se replie sur elle-même pour former des nucléosomes qui sont la cible de modifications épigénétiques. La chaîne de nucléosome se replie sur elle-même à son tour pour former des structures chromosomiques encore plus grosses, susceptibles d’être endommagées par des aberrations importantes. Les tailles sont indiquées en nanomètres (nm), milliardièmes de mètre.

Images

Pendant de nombreuses années, le CIRC a mis l’accent sur les composés N-nitrosés. On sait, depuis 1950, qu’il s’agit de puissants cancérogènes dans de nombreuses espèces d’animaux de laboratoire. Cependant, beaucoup de questions restaient encore sans réponse concernant leur détection, leur répartition, leurs sources dans l’environnement humain et leur rôle réel dans la cancérogenèse chez l’homme. L’étude de ces composés était passionnante, en raison notamment de la grande diversité d’organes affectés par les différents membres de cette famille de produits chimiques lors des tests de cancérogénicité chez les rongeurs. Pour suivre les progrès dans ce domaine, le CIRC va organiser une conférence internationale en 1969, dont il publiera les comptes rendus dans sa série des Publications scientifiques. Les deux décennies suivantes verront la parution de 10 volumes supplémentaires sur les composés N-nitrosés (un tous les deux ans).

Dans le même temps, les laboratoires du CIRC vont se pencher sur la question de leur formation endogène : les composés N-nitrosés ne sont pas seulement détectés à l’état préformé dans l’environnement (souvent en très petites quantités, par exemple dans certains aliments, la fumée de tabac ou la pollution atmosphérique), ils sont aussi formés dans le corps à partir des nitrates et des nitrites largement présents dans l’eau de boisson. En 1981, Helmut Bartsch et Hiroshi Ohshima présentèrent un test simple, fiable et non-invasif dans lequel l’acide amine proline, donné oralement, piégeait les agents nitrosants, entraînant la formation de N-nitrosoproline, dont la concentration pouvait être dosée dans l’urine. Ce test a permis d’étudier la capacité de l’organisme à produire des composés N-nitrosés endogènes, susceptibles de représenter plus de la moitié de l’exposition totale d’une personne à ces substances. Il a été appliqué lors d’études épidémiologiques visant notamment à évaluer la nitrosation endogène dans 69 provinces chinoises par rapport aux taux de mortalité par cancer de l’œsophage. Cette meilleure compréhension des mécanismes chimiques sous-jacents a également permis de démontrer l’effet inhibiteur de l’ingestion de vitamine C sur la formation endogène de composés N-nitrosés.

Les portraits d’Helmut Bartsch et d’Hiroshi Ohshima ont fait la couverture du numéro d’avril 1991 de la revue Cancer Research mettant en lumière leurs travaux sur le développement d’une méthode non invasive, simple et sensible pour estimer la nitrosation endogène chez l’homme. Bartsch (à gauche) a dirigé des recherches au CIRC depuis le début des années 1970 jusqu’au début des années 1990. Il a ensuite pris la tête du Département de toxicologie et des facteurs de risque du cancer au Centre allemand de Recherche sur le Cancer, à Heidelberg. Ohshima (à droite), diplômé de la Tokyo University of Fisheries, est entré au CIRC en 1979. Il est parti en 2006 à la Graduate School of Nutritional and Environmental Sciences, Université de Shizuoka, au Japon.

Images

Au milieu des années 1980, les chercheurs du CIRC ont été parmi les premiers à montrer que les adduits à l’ADN, induits expérimentalement chez l’animal de laboratoire par les composés N-nitrosés, pouvaient également être détectés dans des tissus humains. Ces résultats provenaient d’études sur le cancer de l’œsophage dans la Province chinoise de Linxian. Par ailleurs, les composés N-nitrosés semblent être impliqués dans la survenue du cancer de l’estomac, conjointement avec l’infection par la bactérie Helicobacter pylori, principal facteur étiologique. Ces résultats proviennent d’anciens travaux de laboratoire du CIRC et de récentes analyses effectuées par l’équipe d’EPIC (voir le chapitre « Nutrition, métabolisme et cancer »). La formation exogène de composés N-nitrosés dans l’alimentation, à partir des nitrates et des nitrites contenus dans les viandes rouges et produits dérivés, pourrait être liée au développement du cancer colorectal, tandis que la formation endogène de composés N-nitrosés par des agents infectieux chez l’homme pourrait jouer un rôle dans le développement des cancers de la vessie et de la vésicule biliaire.

La liaison de composés N-nitrosés à l’ADN forme des adduits qui, s’ils ne sont pas réparés, induisent des mutations jouant un rôle majeur dans la transformation d’une cellule normale en cellule cancéreuse. Les mécanismes de réparation de l’ADN sont des mécanismes de défense qui identifient et réparent les altérations de l’ADN pour préserver l’intégrité du code génétique. Le CIRC a consacré de nombreuses recherches à ces processus de réparation. Des essais chez l’animal de laboratoire ont ainsi montré que l’excision des bases modifiées de l’ADN s’intensifiait lors de l’administration chronique (plutôt que de courte durée) de composés N-nitrosés, indiquant une réponse stratégique défensive de l’organisme à l’agent cancérogène. Cette réponse défensive a également fait l’objet d’études chez des patients présentant une affection héréditaire, comme l’ataxie télangiectasie, chez lesquels les processus de réparation de l’ADN sont génétiquement altérés, ce qui explique la prédisposition au cancer chez ces personnes.

Dans les tissus sains, les cellules communiquent et interagissent constamment entre elles pour coordonner et maintenir leur bon fonctionnement, grâce aux jonctions communicantes (gap junctions). Ces structures spécialisées permettent en effet le passage des messages chimiques d’une cellule à l’autre. Les dommages à l’ADN et l’apparition de mutations perturbent ce système de communication intercellulaire. Des troubles de la croissance et de la prolifération cellulaires vont alors se manifester et s’intensifier progressivement. L’équipe d’Hiroshi Yamasaki, co-rédacteur de l’ouvrage Cell Differentiation, Genes and Cancer, publié par le CIRC en 1988, a consacré ses recherches à l’étude des mécanismes qui perturbent ce système de communication. Pour H. Yamasaki, combiner ses travaux de recherche fondamentale avec la mission du CIRC constituait un enjeu important : « Le plus difficile était de satisfaire mon goût pour la recherche fondamentale tout en remplissant l’objectif de santé publique du Centre. En tant que chercheur de laboratoire, il était en effet important pour moi de poursuivre une recherche de pointe. Dans le même temps, il me fallait garder à l’esprit la mission du CIRC : prévenir la survenue du cancer. Il n’était pas facile de trouver un juste équilibre entre ces deux aspects. Mais j’y suis parvenu. D’abord, en obtenant davantage de financements compétitifs pour mes travaux de laboratoire. Ensuite, en mettant les résultats de mes recherches fondamentales au service du Programme des Monographies et de l’épidémiologie moléculaire du cancer. »

La communication intercellulaire est assurée par les jonctions communicantesgap junctions » également appelées jonctions lacunaires), constituées par l’assemblage de molécules appelées connexines. A l’examen microscopique, on distingue deux types de connexines qui apparaissent sous forme de petites molécules fluorescentes vertes et rouges (photo de gauche) dans des cellules en culture. Quand on passe les cellules d’un milieu de culture faible en calcium à un milieu riche en calcium, les connexines migrent vers les membranes cellulaires (photo de droite), altérant la communication intercellulaire.

Images

Pendant près de 20 ans, Hiroshi Yamasaki a dirigé le programme de recherche du CIRC sur les mécanismes de communication intercellulaire, assurant le bon fonctionnement des cellules entre elles dans les tissus sains, et la façon dont ils peuvent être perturbés par des agents cancérogènes.

Images

Les hormones peuvent également influer sur la prolifération cellulaire dans plusieurs tissus. Une série d’études réalisées sur les échantillons biologiques de la cohorte EPIC (voir le chapitre « Nutrition, métabolisme et cancer ») s’est donc penchée sur leur rôle dans la cancérogenèse. La plupart des analyses ont été effectuées par les laboratoires du CIRC qui ont adapté les tests pour répondre aux exigences des études épidémiologiques à grande échelle. Ces études se sont intéressées principalement aux cancers de la prostate, de la thyroïde, du côlon-rectum, des ovaires et du sein. Les résultats ont permis de clarifier le tableau beaucoup trop confus qui ressortait des précédentes études, en montrant que des taux élevés d’androgènes et d’œstrogènes, mais pas de progestérone, augmentaient le risque de cancer du sein. D’après une autre étude, des taux élevés de facteur de croissance analogue à l’insuline de type I qui régule la prolifération cellulaire pourraient augmenter le risque de cancer du sein à récepteurs hormonaux positifs chez les femmes postménopausées, mais pas le risque de cancer du sein à récepteurs hormonaux négatifs. Comme l’illustrent ces exemples, la recherche en laboratoire sur les facteurs métaboliques et hormonaux permet d’identifier des voies particulières impliquées dans la cancérogenèse, susceptibles d’être régulées par des moyens pharmacologiques (chimioprévention).

PREDICTEURS DE LA MALADIE

On peut étudier la plupart des processus biologiques liés au cancer selon deux approches. L’approche « en amont » s’intéresse aux preuves directes ou indirectes des causes de cancer, qu’elles soient génétiques ou environnementales. L’approche « en aval » consiste à identifier des indicateurs prédictifs soit de la probabilité de développer un cancer, soit de l’évolution et de l’issue d’un cancer existant. Si la plupart des travaux de laboratoire du CIRC sont guidés par l’approche « en amont » dans le but d’éviter les causes pour prévenir la maladie, l’approche « en aval » est elle aussi suivie.

La plupart des recherches en pathologie moléculaire menées par Paul Kleihues et Hiroko Ohgaki visent en effet à améliorer la définition et la classification des tumeurs cérébrales sur le plan biologique et – plus important – en fonction de l’état clinique des patients. La figure montre de quelle façon des profils complexes de marqueurs moléculaires permettent de différencier les glioblastomes – tumeurs cérébrales les plus fréquentes et les plus agressives chez l’homme – en sous-types très différents du point de vue de la durée de vie des patients, allant de quelques mois à plusieurs années.

Ce schéma indique de quelle façon les progéniteurs des cellules gliales – cellules non neuronales qui protègent les neurones du cerveau – donnent naissance à différents sous-types de glioblastomes suite à différentes séquences d’altérations génétiques. La survie aux glioblastomes primaires est courte, de l’ordre de 3 à 6 mois. Pour les glioblastomes secondaires, elle tend à être de l’ordre de quelques années.

Images

Les micro-ARN sont une autre piste d’étude importante. Il s’agit de petites molécules d’ARN impliquées dans la régulation de la synthèse protéique. Une étude récente du CIRC montre qu’ils sont sécrétés dans le sang par les cellules pulmonaires tumorales. Ces molécules pourraient donc constituer un outil de diagnostic très précoce du cancer.

En ce qui concerne l’étude des prédicteurs de la maladie, les échantillons biologiques de l’étude EPIC représentent une fois de plus une ressource parfaitement adaptée. Des résultats récemment publiés indiquent des taux pré-diagnostic d’immunoglobuline E nettement plus faibles chez les sujets qui ont développé par la suite une leucémie lymphocytaire aigüe.

Ces études plus récentes, exploitant une nouvelle génération de biomarqueurs, renforcent l’idée générale selon laquelle une approche interdisciplinaire peut considérablement améliorer notre compréhension des causes de cancer et des moyens de prévention.