« Le risque de décéder d’un cancer est plus important chez les adultes d’âge moyen qui mangent trop et sont en surpoids que chez les personnes de corpulence normale. […] On peut donc supposer qu’éviter l’excès de poids permettrait de prévenir un grand nombre de cancers chez l’homme. […] Restreindre l’apport calorique de façon prolongée même modérée et surveiller son poids diminuent le risque de cancer ». Ce texte date de 1953. Dans le premier volume d’Advances in Cancer Research publié cette année-là, Albert Tannenbaum et Herbert Silverstone avaient rédigé un article de synthèse intitulé « Relation entre nutrition et cancer ». Cet article présentait les résultats de six études exploitant les données de mortalité par cancer et les données relatives au poids communiquées par des compagnies d’assurances américaines, ainsi que les données d’un questionnaire d’enquête sur les habitudes alimentaires. Il s’agissait surtout des résultats des tout premiers essais expérimentaux de Tannenbaum dans les années 1940 et 1950, qui montraient clairement qu’une restriction calorique diminue l’incidence des tumeurs chez les souris. Cette diminution était valable à la fois pour les cancers spontanés et les cancers induits par des cancérogènes chimiques. Dès lors, il fallait confirmer ces observations chez l’homme au moyen de mesures plus précises, notamment de la consommation alimentaire, et – plus difficile encore – tenter de comprendre comment l’apport calorique peut influer sur le développement de cancers dans différents organes.
Relation idéalisée entre le niveau de restriction calorique et l’incidence des tumeurs chez la souris : courbes susceptibles d’être obtenues avec des doses faibles, modérées ou fortes de cancérogènes chimiques.
Il est clair que l’alimentation est une cause potentielle de cancers digestifs, surtout ceux qui présentent de fortes variations d’incidence selon les populations, comme c’est le cas, par exemple, pour le cancer de l’œsophage. En Bretagne et en Normandie, régions à forte incidence pour ce cancer, les taux sont élevés essentiellement chez les hommes. Une première étude du CIRC mettait très clairement en cause le tabagisme et la consommation d’alcool dans l’étiologie de la maladie (voir le chapitre « Innovation dans les méthodes statistiques »). Par ailleurs, l’étude des facteurs alimentaires dans ces régions, suggérait un effet protecteur des agrumes, peut-être lié à leur teneur en vitamine C.
Contrairement à ce qui se passait en Bretagne et en Normandie, de forts taux d’incidence de cancer de l’œsophage avaient été signalés à la fois chez les hommes et les femmes d’une région du littoral caspien en Iran, limitée au sud-ouest par les montagnes d’Elburz. Pour confirmer ces observations, un registre des cancers fut implanté dans le pays en 1969, grâce aux efforts conjugués du CIRC et de l’Université de Téhéran (voir « La diaspora du CIRC » dans le chapitre « Naissance du CIRC »). Le registre confirma l’incidence élevée de cancer de l’œsophage dans cette partie du littoral, appelée aujourd’hui Province du Golestan, et plus particulièrement dans le nord du Gonbad, une plaine semi désertique, habitée principalement par une population d’ethnie turkmène, où l’incidence du cancer de l’œsophage est bien plus forte chez les femmes que chez les hommes. L’incidence diminue progressivement en s’éloignant vers l’ouest pour être dix fois moins élevée à 300 km du Golestan, avec une prépondérance des cas chez les hommes.
Incidence du cancer de l’œsophage dans la région du littoral caspien, en Iran (1970). Les chiffres indiquent les taux pour 100 000 personnes par an (hommes/femmes).
Habitants de la région rurale d’Iran à forte incidence de cancer de l’œsophage.
Pour comprendre les causes de ce profil particulier, le CIRC a réalisé plusieurs études collaboratives dans les années 1970, qui ont permis d’identifier différents facteurs potentiels, tels que la pauvreté, la consommation de thé très chaud et l’exposition aux cancérogènes dérivés des produits de combustion, notamment de l’opium. Toutefois, rien ne permettait d’établir fermement la responsabilité de l’un ou l’autre de ces facteurs. Après une période de transition d’une vingtaine d’années, un nouveau cycle d’études sur le cancer de l’œsophage a démarré au début des années 2000, avec la cohorte du Golestan, une étude prospective conduite par le CIRC en collaboration avec l’Université de Téhéran et le National Cancer Institute des Etats-Unis (voir « Reprise de l’action : l’étude de cohorte du Golestan »).
Il est préférable de collecter les données alimentaires en une ou plusieurs fois et de les relier ensuite à l’incidence du cancer (principe des études prospectives de cohorte, comme celle du Golestan), plutôt que de les collecter chez des cas de cancer et des témoins (principe des études cas–témoins), car le risque de biais et d’erreurs est bien plus important pour ce dernier type d’étude. En effet, la maladie entraîne souvent des modifications du régime alimentaire et les patients (cas) ne se souviennent pas toujours précisément de ce qu’ils consommaient avant, excepté pour certains produits spécifiques comme l’alcool. Cependant, les études prospectives sont beaucoup plus complexes et d’une durée plus longue que les études cas–témoins. Il faut en effet collecter les données alimentaires individuelles sur une population suffisamment vaste pour obtenir un nombre adéquat de cas de cancer – généralement au bout d’une dizaine d’années – permettant d’étudier la relation entre les habitudes alimentaires et l’incidence de la maladie. Une étude pilote, réalisée en Suède à Malmö pour démontrer la faisabilité de méthodes complexes d’évaluation alimentaire, a permis au CIRC de « s’échauffer » avant de débuter les études prospectives sur l’alimentation (voir « Quelle est la qualité des mesures de la consommation alimentaire ? »).
Au début des années 1980, la communauté scientifique prend conscience que seules les grandes études prospectives de cohorte pourront apporter des réponses convaincantes aux hypothèses concernant la relation alimentation–cancer. C’est ainsi que l’étude sur la santé des infirmières (Nurses’ Health Study), débutée en 1976 par la Harvard School of Public Health, sera prolongée dans les années 1980. De son côté, le CIRC va saisir la formidable opportunité offerte par le Programme européen de Lutte contre le Cancer établi en 1985 par l’Union européenne. En effet, l’alimentation figure sur la liste des priorités du Programme, sous réserve qu’un grand nombre de pays européens participent aux travaux de recherche. Autrement dit, il s’agissait d’organiser un projet de grande envergure dans plusieurs pays, avec des protocoles standardisés et coordonnés.
Monter un tel projet constituait un défi de taille, notamment du point de vue de la mise en place des méthodes et des procédés, depuis le recrutement des sujets et la conception des questionnaires de recueil des données alimentaires et autres facteurs comportementaux, jusqu’à la collecte des échantillons biologiques et l’introduction controversée de mesures anthropométriques. Par ailleurs, les protocoles devaient être aussi similaires que possible, tout en étant suffisamment flexibles pour s’adapter à la diversité linguistique et culturelle des différents pays européens. Pour la plupart des chercheurs du CIRC et des pays concernés, il s’agissait d’une expérience nouvelle, exigeant un engagement sans réserve à long terme.
Elio Riboli a dirigé la conception et le développement de l’Etude prospective européenne sur le cancer et la nutrition (EPIC) et de sa biobanque. En 2005, après 20 ans de recherches au CIRC, il a accepté un poste de professeur en épidémiologie du cancer à l’Imperial College de Londres, avant de prendre la direction de l’Ecole de Santé publique à Londres, lors de sa création en 2010.
Ce projet a aussi représenté une nouvelle orientation au sein de la stratégie globale du CIRC. Pour reprendre les propos d’Elio Riboli, « Depuis le début, le CIRC a concentré ses recherches sur les cancérogènes chimiques, physiques et biologiques. Il a ainsi apporté une contribution essentielle à l’identification de cancérogènes exogènes, ce qui rend d’autant plus novateur et visionnaire le rôle moteur qu’il a joué dans l’étude des facteurs nutritionnels, métaboliques et – plus généralement – des facteurs endogènes de l’hôte dans l’étiologie du cancer. Il a été l’un des premiers centres de recherche d’envergure à établir un Programme Nutrition, Hormones et Cancer, au début des années 1980. Ce programme a abouti à la mise en place de la plus grande étude prospective de cohorte du 20ème siècle consacrée à l’alimentation et au métabolisme, dotée d’une biobanque. Tout cela a pu être réalisé grâce à la dimension internationale du Centre, à ses dirigeants visionnaires, au dévouement de son personnel et au vaste réseau de collaborateurs qu’il a su développer. »
La planification et le pilotage du projet, bientôt connu sous le nom d’Etude prospective européenne sur le Cancer et la nutrition (EPIC pour European Prospective Investigation on Cancer ans Nutrition), a débuté par une série d’études méthodologiques et de faisabilité. Il s’agissait notamment de tester la validité des questionnaires alimentaires dans chaque pays, selon les mêmes principes de l’étude précédemment conduite à Malmö, et de développer des protocoles de collecte et de stockage des échantillons biologiques pour la biobanque. Les résultats très encourageants, obtenus lors de ces études pilotes, ont appuyé la décision de la Communauté européenne, en 1992, de financer EPIC conjointement avec les subventions de plusieurs organismes nationaux. Le recrutement des participants, ainsi que la collecte des données et des échantillons biologiques ont débuté en 1993 dans quatre pays (Espagne, France, Italie et Royaume-Uni), avant d’être étendus, entre 1994 et 1998, à six autres pays (Allemagne, Grèce, Pays-Bas et trois pays scandinaves, Danemark, Norvège et Suède qui suivent leurs propres procédures de stockage des échantillons biologiques). Le recrutement s’est terminé en 1999, quand la cohorte a atteint plus d’un demi-million de participants dans les 23 centres EPIC des 10 pays participants.
Carte indiquant la localisation de tous les centres collaborateurs EPIC, notamment les centres de coordination : le CIRC à Lyon et l’Imperial College de Londres (ICL).
Chaque centre EPIC a enregistré pour chaque participant à l’étude, des informations détaillées sur son alimentation (voir « Quantifier les aliments et les nutriments dans un contexte international »), ses mensurations (poids, taille, tours de taille et de hanches), ses antécédents médicaux et tout un éventail de facteurs liés aux habitudes de vie : niveau d’éducation et statut socioéconomique ; profession actuelle et antécédents professionnels susceptibles d’occasionner l’exposition à des cancérogènes ; antécédents de maladies ou d’opérations chirurgicales ; antécédents de tabagisme ; antécédents de consommation d’alcool ; activité physique (professionnelle, marche, vélo, jardinage, travaux domestiques, exercice physique, monter les escaliers) ; antécédents hormonaux/reproductifs ; prise de contraceptifs hormonaux et d’hormones de substitution pour le traitement de la ménopause. Dans la plupart des centres EPIC, la tension artérielle était également prise au moment du recrutement. Enfin, des échantillons de plasma, de sérum, de globules blancs et de globules rouges ont été recueillis chez près de 400 000 participants et stockés sous forme « d’aliquotes » au CIRC et dans les centres EPIC (voir « Collection EPIC d’échantillons biologiques »).
Indicateur de la répartition corporelle des graisses, le tour de taille est l’une des variables anthropométriques mesurées chez les participants à EPIC.
Le suivi régulier des participants à l’étude EPIC a débuté au milieu des années 1990. Il permet de savoir si tel ou tel sujet est en vie et si on lui a diagnostiqué un cancer. Un suivi complémentaire a lieu quelques années après le recrutement, au moins une fois dans chaque centre EPIC, pour évaluer les changements de mode de vie, l’état de santé, les maladies diagnostiquées et les traitements médicaux associés. On estime à plus de 96 000 le nombre total de nouveaux cas de cancer à l’horizon 2016. Ce nombre important avec les données prospectives relatives aux habitudes de vie et les échantillons biologiques collectés, permet d’analyser avec une extrême précision et une grande fiabilité les hypothèses scientifiques les plus récentes concernant l’étiologie et la prévention de plusieurs types de cancer, aussi bien rares que fréquents.
Incidence attendue des principaux cancers en fonction du sexe dans la cohorte EPIC d’ici 2016 |
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Sexe |
Site |
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Sein |
Côlon-rectum |
Poumon |
Prostate |
Estomac |
Tous sites confondus |
|
Hommes |
50 |
4907 |
4152 |
10 771 |
1198 |
32 334 |
Femmes |
24 899 |
7669 |
3852 |
0 |
1010 |
64 242 |
Total |
24 949 |
12 576 |
8004 |
10 771 |
2208 |
96 576 |
EPIC a commencé à produire des résultats dès la fin du recrutement de la cohorte, en 1999. Les premiers rapports donnaient une image complète de la population dans chacun des 10 pays participants. On a pu constater que les mesures anthropométriques (poids, taille), l’activité physique et les habitudes de vie (tabagisme, consommation d’alcool) variaient d’un pays à l’autre et à l’intérieur d’un même pays. Ces variations soulignent le bien-fondé du choix initial des régions européennes du nord au sud et d’est en ouest, visant à tirer parti de la grande variabilité des régimes alimentaires et des modes de vie pour optimiser la capacité de l’étude à identifier des relations avec le risque de cancer. On observe ainsi des différences particulièrement importantes en matière de consommation et de profils alimentaires entre les pays d’Europe du Sud et ceux d’Europe du Nord et d’Europe centrale. C’est le cas par exemple pour la consommation d’alcool : chez les femmes, elle est de 3 à 4 g/jour en Grèce, contre 20 g/jour au Danemark et environ 40 g/jour en Espagne. EPIC est la première étude à décrire cette diversité avec autant de précision. Ses premiers résultats ont permis de hausser le niveau d’analyse et de mieux connaître les caractéristiques physiques et nutritionnelles, importantes pour la santé, dans 10 populations européennes.
Comparaison multidimensionnelle des profils alimentaires issus de l’étude EPIC. La consommation moyenne par pays de chacun des 22 produits alimentaires est exprimée en pourcentage de la moyenne tous pays confondus, indiquée par le cercle vert de rayon 100%. Un point à l’intérieur de ce cercle indique que la population du pays consomme moins de cet aliment que ce qui est consommé en moyenne dans l’ensemble des pays. Un point à l’extérieur du cercle indique au contraire que la population en consomme plus. En joignant les 22 points, on obtient le « profil alimentaire » d’un pays qui donne une représentation visuelle des différences entre pays sur le plan de l’alimentation. Ainsi, le profil grec indique des pics de forte consommation pour les huiles végétales, les légumineuses et les légumes, tandis que le profil alimentaire du Royaume-Uni montre une très forte consommation de thé, ainsi qu’une consommation de beurre, de margarines et de sodas supérieure à la moyenne.
L’étude de cancers spécifiques commence dès qu’un nombre suffisants de cas est atteint. Ces études sont conduites par des Groupes de travail internationaux, pluridisplinaires, chargés chacun d’un sujet (par exemple, la relation entre le cancer du sein et la consommation de matières grasses, ou entre le cancer colorectal et une alimentation riche en fibres). La composition des Groupes de travail varie en fonction de l’intérêt personnel manifesté par les chercheurs à participer à tel ou tel thème d’étude. Tout chercheur du CIRC ou des pays collaborateurs, contribuant activement au projet EPIC, peut coordonner et diriger les travaux d’un Groupe de travail. Enfin, il arrive fréquemment que des chercheurs n’appartenant pas au réseau d’EPIC soient invités à participer aux Groupes de travail, notamment quand ils apportent une expertise particulière.
EPIC comporte deux principaux types d’études. Le premier exploite uniquement les données issues des questionnaires (alimentation, habitudes de vie, exercice physique) ou les mesures anthropométriques (poids, taille). L’analyse porte sur l’ensemble de la cohorte comptant plus d’un demi-million de personnes, avec des sous-analyses par centre, par pays, par sexe, etc. Le deuxième type d’étude consiste à analyser les échantillons de sang (par exemple, dosage des vitamines dans le plasma ou génotypage des variants génétiques de l’ADN dans les globules blancs), puis à comparer les résultats obtenus entre les cas de cancer et un échantillonnage aléatoire de sujets de la cohorte. On parle alors d’étude cas–témoins nichée dans la cohorte. Ce type d’étude apporte globalement les mêmes informations qu’une étude réalisée sur l’ensemble de la cohorte, tout en permettant de conserver de précieux échantillons, dont quelques centaines ou quelques milliers seulement seront analysés au laboratoire.
Le projet EPIC a déjà produit près de 1000 publications (voir epic.iarc.fr) et ses études ont déjà fait l’objet d’environ 30 000 citations dans la littérature scientifique. Il continue de fournir des résultats pour renforcer les preuves – encore incomplètes – du rôle des facteurs nutritionnels, métaboliques et génétiques dans la cancérogenèse. Plusieurs résultats spécifiques viennent appuyer la pertinence du rôle des facteurs nutritionnels dans le développement des cancers. (Pour plus d’informations sur les facteurs métaboliques et génétiques, voir le chapitre « Du laboratoire à la population ».)
D’après les résultats obtenus, des concentrations plasmatiques élevées en vitamine C, certains caroténoïdes, rétinol et alpha-tocophérol, ainsi qu’un apport élevé en fibres et l’adhésion au régime alimentaire méditerranéen sont associés à une diminution du risque de cancer de l’estomac, tandis que la consommation de viandes rouges et de produits dérivés est associée à une augmentation du risque. En ce qui concerne le risque de cancer du sein chez les femmes, il augmente avec un apport élevé en graisses saturées et une forte consommation d’alcool. De la même façon, un apport élevé en protéines et en calcium issus des produits laitiers est lié à un risque accru de cancer de la prostate.
Une tendance de risque émerge clairement pour le cancer colorectal. Comme l’indique le graphique, le risque augmente avec la consommation de viandes rouges et de produits dérivés, tandis qu’il diminue avec une consommation accrue de fibres. Ces résultats ont été considérés comme des éléments de preuve déterminants par les groupes d’experts du Fonds mondial de recherche contre le cancer (WCRF) et l’Institut américain pour la recherche sur le cancer (AICR). Ils ont en effet jugé convaincantes les indications d’une relation entre l’augmentation du risque de cancer colorectal et la consommation de viandes rouges et de produits dérivés. Ils ont également jugé convaincantes les indications d’un rôle préventif de la consommation de fibres d’origine végétale.
Risque relatif pour le cancer colorectal dans l’étude EPIC. La hauteur des colonnes indique la valeur du risque relatif par rapport à la ligne de base (à 1) pour les consommations de viande rouge et de viande transformée, ainsi que pour les fibres. Calcul de la valeur du risque relatif après ajustement sur 10 facteurs déterminants, notamment l’âge, le sexe et le tabagisme. (Les astérisques signalent les différences statistiquement significatives observées chez les groupes d’individus consommant peu de viandes rouges et produits dérivés, mais beaucoup de fibres.)
Au-delà des résultats spécifiques au cancer, EPIC a permis d’établir une relation claire entre le risque relatif de décès toutes causes confondues et l’obésité (mesurée par l’indice de masse corporelle), ainsi que l’obésité abdominale (mesurée par le tour de taille ou le rapport tour de taille/tour de hanches). Les résultats d’EPIC indiquent en effet une augmentation de la mortalité associée aux cancers, aux maladies cardiovasculaires et aux maladies respiratoires, et ceci quels que soient le sexe et le pays d’origine.
L’article présentant ces analyses, paru dans le New England Journal of Medicine, est fréquemment cité comme référence en ce qui concerne l’influence négative de l’obésité sur la mortalité par cancer tous sites confondus. Les résultats montrent en particulier que la mortalité est d’autant plus faible que le tour de taille est petit. Ils remettent en cause une vieille théorie en médecine – celle du « poids idéal » – en montrant que l’apparente augmentation du taux de mortalité chez les sujets très minces en termes d’indice de masse corporelle est un artéfact dû aux personnes présentant un faible indice de masse corporelle, mais un tour de taille relativement large. Depuis, d’autres études épidémiologiques, ainsi qu’une récente étude du CIRC sur le fardeau mondial du cancer imputable à l’obésité (voir le chapitre « Profils, tendances et fardeau du cancer »), sont venues confirmer cette observation. L’obésité résulte d’un déséquilibre entre l’apport calorique alimentaire et la dépense énergétique. Toutefois, l’alimentation peut affecter l’incidence du cancer par le biais de facteurs autres que l’obésité.
WCRF/AICR ont ainsi émis une série de recommandations relatives à l’alimentation pour prévenir le cancer, résumées en six points qui concernent l’obésité, l’activité physique, les aliments et les boissons favorisant la prise de poids, les légumes, les aliments d’origine animale et les boissons alcoolisées (pour les femmes, un septième point concerne l’allaitement). Chaque participant de la cohorte EPIC est noté en fonction de son degré d’adhésion à chacune des recommandations. Par exemple, les personnes consommant en moyenne plus de 400 grammes de fruits et de légumes par jour reçoivent une note égale à 1, celles qui consomment entre 200 et 400 grammes par jour sont notées 0,5, et celles qui mangent moins de 200 grammes par jour (un tiers des participants) obtiennent un 0. Quand pour chaque participant, on additionne les notes relatives aux 6 recommandations (7 chez les femmes), on s’aperçoit que les sommes obtenues les plus élevées sont associées à une mortalité réduite d’un tiers par rapport aux sommes les plus basses. Cette diminution de la mortalité est valable pour tous les cancers et toutes les maladies cardiovasculaires et respiratoires.
Risque relatif de décès toutes causes confondues, chez les participants hommes et femmes au projet EPIC. Le risque augmente nettement avec la quantité de graisse corporelle mesurée par le tour de taille. Les courbes en pointillés représentent la marge d’incertitude autour de la ligne de tendance en trait continu.
Les résultats des études EPIC ont des répercussions importantes sur la prévention des cancers et d’autres maladies chroniques. Premièrement, ils mettent en évidence l’influence nocive de l’obésité et du déséquilibre calorique (impliquant une mauvaise alimentation et un manque d’activité physique) sur le risque de décès par cancer. Ils montrent également l’influence encore plus importante des facteurs alimentaires sur ce risque. Deuxièmement, ces effets s’étendent à d’autres maladies non transmissibles, en particulier le diabète, les maladies cardiovasculaires et les maladies respiratoires (voir « EPIC et maladies chroniques non transmissibles »). Par conséquent, ces résultats ouvrent un champ d’intervention considérable en matière de prévention des maladies non transmissibles via des mesures liées à l’alimentation. Cependant, il faut être conscient que cette prévention ne peut passer uniquement par des recommandations louables faites aux individus ou par l’action des services de santé. Comme l’a déclaré Margaret Chan, Directrice générale de l’Organisation mondiale de la Santé : « Le secteur de la santé n’a aucune maîtrise sur l’offre pratique et à bon marché d’aliments transformés de mauvaise qualité, la consommation de tabac et d’alcool, et les problèmes de surpoids qui accompagnent un mode de vie sédentaire. […] L’énorme augmentation de ces maladies illustre les dégâts collatéraux considérables pour la santé que provoquent les politiques adoptées dans d’autres secteurs et dans les systèmes internationaux. Il n’est pas difficile de savoir quelles sont les politiques justes, mais leur mise en place est un défi considérable. Etablir et appliquer des politiques de promotion de la santé revient à plaider en faveur de la justice sociale contre des intérêts commerciaux extrêmement puissants et étendus ». On peut cependant y arriver par différentes voies, à condition que les chercheurs et les professionnels de la santé s’y engagent fermement, en considérant les faits scientifiques non pas comme une fin en soi, aussi nobles soient-ils, mais comme un moyen d’action.
Quand le CIRC a démarré ses activités de recherche à la fin des années 1960, les pays moins développés étaient confrontés à des problèmes de sous-alimentation et non de suralimentation et d’obésité. Dans ces régions, on s’inquiétait surtout des contaminants alimentaires plutôt que des constituants alimentaires, si bien que l’étude du rôle de l’alimentation dans le développement de cancers s’est concentrée tout naturellement sur les pays plus développés, notamment dans le cadre du projet EPIC. Mais depuis, de nombreux pays en développement ont connu une transition nutritionnelle avec l’adoption d’un mode de vie plus typique des pays industrialisés. Ils doivent désormais faire face aux problèmes à la fois de la sous-nutrition et de la surnutrition. Le CIRC a donc élargi ses recherches sur l’alimentation à différentes régions du monde, où il est également bien souvent nécessaire d’apporter une formation et des compétences en méthodologie alimentaire. Il a notamment commencé à travailler avec un réseau africain de groupes de recherche nutritionnelle, dans le cadre de l’Etude africaine sur les méthodes d’évaluation de l’activité physique et de l’alimentation (AS-PADAM pour Africa’s Study on Physical Activity and Dietary Assessment Methods), afin de développer les capacités nécessaires pour mener des recherches conjointes.
La carte indique les pays participant au projet AS-PADAM (Africa’s Study on Physical Activity and Dietary Assessment Methods : Etude sur les méthodes d’évaluation de l’alimentation et de l’activité physique en Afrique). L’objectif du projet consiste à réaliser, dans différentes régions d’Afrique, un inventaire des registres du cancer et des méthodes existantes d’évaluation de l’alimentation et de l’activité physique, de leur qualité et des problèmes rencontrés, afin de juger s’il est possible d’utiliser GloboDiet dans le cadre du futur contrôle de la surveillance panafricaine. A ce jour, 23 pays constituent le réseau africain rassemblant les représentants des quatre régions géographiques (Nord, Sud, Est, Ouest).