« L’intelligence collective » sera un accélérateur de progrès. Je n’utilise pas seulement tous les cerveaux dont je dispose, mais aussi tous ceux que je peux emprunter. – Woodrow Wilson
Le CIRC est né d’une grande idée : réaffecter une partie des énormes sommes d’argent consacrées par les pays à leur puissance militaire, et les utiliser non pas pour se battre entre eux, mais pour lutter contre un ennemi commun : le cancer. La coopération entre les peuples au lieu du conflit.
Le défi consistait à prélever une infime fraction (juste 0,5%) du budget de la défense de chacune des grandes puissances militaires des deux camps de la Seconde Guerre mondiale, et voir ce que l’on pourrait faire de positif avec une telle somme – sans toucher aux 99,5% des ressources restantes et en gardant intact l’équilibre des puissances militaires. Si l’impact de ce transfert symbolique pouvait se concrétiser par une diminution de la souffrance humaine, alors on serait en droit de s’interroger sur les bénéfices qui pourraient être tirés d’une nouvelle répartition des ressources. Il y avait certes un double objectif, si l’on considère le militantisme en faveur du désarmement nucléaire de plusieurs des personnalités parrainant le projet. C’est néanmoins, la souffrance d’une femme, l’épouse d’Yves Poggioli, décédée d’un cancer, qui est à l’origine de la proposition. En effet, Poggioli va pousser Emmanuel d’Astier de La Vigerie à user de son influence pour combattre cette maladie, au lieu de la consacrer uniquement à son combat pour la paix.
Naturellement, le modèle financier imaginé pour le CIRC ne verra jamais le jour. Le prélèvement de 0,5% des budgets de la défense aurait rapporté un montant annuel de 396 millions de dollars, soit l’équivalent, en 2014, de 3 milliards de dollars. Pour comparaison, en 2014, le budget du National Cancer Institute des Etats Unis s’élevait à 5,1 milliards de dollars, celui du Centre allemand de recherche sur le cancer à près de 240 millions de dollars, et le CIRC a reçu 24 millions de dollars. Poggioli considérait le budget du CIRC en 1965, inférieur à 1 million de dollars, comme une trahison de la vision initiale. On ne sait si E. d’Astier partageait sa déception, mais les appels répétés de la délégation française à une augmentation des contributions témoignaient de leur volonté intacte de créer une organisation suffisamment importante pour changer la donne. La ténacité avec laquelle Eugène Aujaleu va s’impliquer personnellement jusqu’à la résolution cruciale de l’Assemblée mondiale de la Santé, en 1965, et au-delà, laisse toutefois entendre que le plus important d’un point de vue pragmatique, c’était que le Centre soit créé, avec la conviction que le financement suivrait, quand d’autres pays partageraient leur vision et rejoindraient le groupe des Etats participants.
Au final, le résultat de 1965 n’était pas si mauvais. Le CIRC était créé. Certes, il n’avait pas de personnel, pas de locaux, pas de programme scientifique, et il allait devoir écrire sa propre histoire. Mais s’il avait vu le jour avec un budget annuel de plusieurs centaines de millions de dollars, il aurait sans doute été confronté à des attentes sans précédent, sans parler des jalousies provoquées au sein de la communauté de la recherche sur le cancer. Par ailleurs, incapable de dépenser un tel budget pour ses propres travaux, on peut supposer qu’il aurait joué un rôle plus important dans le financement des projets et des instituts de recherche nationaux existants, plutôt que de servir de point de départ et de catalyseur pour la coopération internationale. Il est certain que le CIRC aurait été très différent de ce qu’il est aujourd’hui.
Tel qu’il était, le CIRC pouvait prendre le temps de mûrir et donner à ses chercheurs nouvellement recrutés le choix de décider en toute liberté des domaines dans lesquels ils pourraient véritablement apporter des changements. Il convient de souligner la grande bienveillance et le respect dont a fait preuve la communauté internationale de la recherche sur le cancer à l’égard de ce nouveau centre, surtout à ses débuts. En retour, le CIRC va établir des collaborations, en travaillant sur des projets conduits à l’échelle locale ou régionale, mais de portée mondiale. Ces projets s’accompagnaient d’une formation offerte aux chercheurs nationaux – souvent leur première occasion de se familiariser avec les méthodes épidémiologiques et les différentes techniques de recherche – renforçant ainsi un partenariat d’égal à égal, bâti sur une confiance et des avantages réciproques. Pour mener à bien ses activités, le CIRC n’allait pas s’appuyer sur un budget gigantesque, mais sur une énorme vague de coopération.
Il est vite devenu clair que ce modèle collaboratif, adopté à la fois par dessein et par nécessité, stimulait les recherches du CIRC bien plus que ne l’aurait fait son seul budget. En effet, les contributions en nature apportées par la participation de chercheurs extérieurs à ses études ont débouché sur des activités bien plus importantes, sans commune mesure avec l’investissement réalisé ; c’est toujours le cas aujourd’hui, lorsque l’obtention conjointe de subventions par le CIRC et ses partenaires vient amplifier ce modèle collaboratif. De plus, on pouvait réaliser beaucoup de choses dans les pays en développement avec peu d’argent. Il suffisait ainsi de 5000 dollars par an pour entretenir un Centre régional du CIRC, et bon nombre de projets initiés par le CIRC ont débuté avec moins que ça.
Alors, certes, le modèle financier d’un prélèvement de 0,5% sur les budgets militaires n’a pas été retenu, mais c’est peut-être ce qui a permis au deuxième volet de ce grand dessein de se réaliser et de s’intensifier – l’esprit de coopération, le combat contre un ennemi commun. La force du CIRC réside dans ses partenariats.
Le statut du CIRC au sein de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) explique certainement une partie de l’attrait exercé sur ses nouveaux collaborateurs. Un attrait renforcé à la fin des années 1960 par l’arrivée de sommités de la recherche sur le cancer qui vont façonner le CIRC. D’excellents chercheurs du monde entier, partageant la même vision, vont ainsi se retrouver pour créer une nouvelle dynamique. Nick Day, qui rejoignit le Centre fin 1969, se souvient de l’enthousiasme au sein de ce groupe de pionniers : « le Centre commençait tout juste à fonctionner, et je crois que nous avions tous conscience que c’était sur nous que reposait la réussite de cette nouvelle aventure. Avec l’éventail de disciplines scientifiques que nous représentions et les contacts du CIRC dans le monde entier, nous pensions pouvoir faire avancer les choses en exploitant les avancées de la science moderne pour résoudre des problèmes passionnants ». Et c’est ce que le CIRC a fait tout au long des cinq premières décennies de son existence, comme l’illustre le bref historique contenu dans cet ouvrage.
En 50 ans, le CIRC a considérablement évolué pour remplir sa mission : réduire le fardeau du cancer dans le monde. La connaissance de la maladie, de ses causes et des mécanismes biologiques sous-jacents, les progrès méthodologiques et technologiques, ainsi que les changements d’échelle et de composition de la communauté de la recherche sur le cancer ont conditionné l’évolution de ses activités. En revanche, ce qui n’a pas changé, ce sont les principes qui sous-tendent sa contribution exceptionnelle à la recherche internationale sur le cancer. Une flexibilité encadrée est la clé de la réussite future.
Une flexibilité encadrée est la clé de la réussite future.
La situation de la maladie chez l’homme évolue. Le CIRC a vu le jour dans un monde où l’on venait de découvrir des formes de cancer uniques et très particulières dans les pays en développement, et nous avons beaucoup appris de leur étude sur l’étiologie de la maladie. Toutefois, à l’époque, la principale cause de décès prématuré dans les pays en développement, ce n’était pas le cancer mais la pauvreté et ses conséquences, avec en tête les maladies infectieuses, la malnutrition, et la mortalité maternelle et infantile. Si bien que, trop souvent, les résultats des recherches dans ces pays trouvaient leur application pratique, en termes de prévention du cancer, dans les pays développés. La lenteur de l’introduction du vaccin contre le virus de l’hépatite B dans les régions endémiques pour l’infection en est un exemple. Mais au début du 21ème siècle, les pays en développement voient s’amorcer une transition, liée à la croissance démographique et au vieillissement de la population, auxquels viennent s’ajouter de nouveaux facteurs de risque, tout cela se combinant pour entraîner une augmentation rapide de l’incidence des maladies non transmissibles, dont le cancer.
Estimation du nombre de nouveaux cas en fonction de quatre niveaux d’indice du développement humain (IDH) : prévisions mondiales pour 2015 et 2035 en supposant que les taux restent constants, et pourcentage d’augmentation sur ces 20 années.
Evolution des taux d’incidence standardisés sur la structure d’âge mondiale (TSA) du cancer colorectal chez les hommes, de 1978 à 2010, et en fonction de l’indice de développement humain (IDH) de 1980 à 2012, dans certains pays.
Les politiques ne peuvent ignorer le phénomène. Grâce à la détermination de l’OMS et de ses partenaires, les maladies non transmissibles sont désormais reconnues par les gouvernements des pays à revenu faible et intermédiaire comme un problème majeur pour la santé et l’économie, faisant obstacle au développement humain durable. Si cette prise de conscience ne se traduit pas encore par une réorientation de l’aide au développement sanitaire vers ces maladies chroniques, cela ne saurait tarder, dès que les donateurs auront eux aussi pris conscience de la transition en cours.
Ces changements sont importants pour le CIRC : il n’est plus envisageable de faire bénéficier uniquement les pays développés des recherches menées dans les pays en développement. Les chercheurs et les autorités sanitaires des pays à revenu faible et intermédiaire proposeront à l’avenir des études présentant un intérêt direct pour leurs populations. En même temps, il est possible d’appliquer aux pays à revenu faible et intermédiaire les résultats obtenus en matière de lutte contre le cancer dans les pays à revenu élevé, et vice versa, puisqu’ils sont désormais confrontés aux mêmes problèmes. Dans un tel contexte, le modèle collaboratif du CIRC est idéal, car il lui permet d’une part, de conduire des recherches là où il juge pouvoir résoudre au mieux les questions importantes, d’autre part, de diffuser les résultats de ses travaux auprès du plus grand nombre.
Par ailleurs, le cancer est une maladie non transmissible particulièrement complexe, en raison de la diversité de ses profils, de ses facteurs étiologiques et de ses mécanismes biologiques. L’existence d’un centre spécialisé de recherche sur le cancer au sein de l’OMS représente un véritable atout. Le CIRC est en effet idéalement positionné pour définir les priorités en matière de recherche sur le cancer et pour fournir les données factuelles sur lesquelles fonder la lutte contre la maladie dans les décennies à venir. Toutefois, il lui faudra trouver de nouvelles approches innovantes et de nouvelles ressources pour pouvoir réellement faire avancer les choses.
Ce leadership du CIRC n’est pas le fruit du hasard ou de la chance. Il repose sur une mission et une vision pertinentes, un solide programme de recherche et le bilan d’un demi-siècle d’études de grande qualité, conduites en partenariats avec des collègues du monde entier. Le respect et la confiance réciproques finissent toujours par porter leurs fruits.
Compte tenu de l’immensité du défi scientifique que représente la recherche sur le cancer, il est indispensable de définir des priorités. Le CIRC a choisi de consacrer ses recherches à la prévention. Il s’agit là d’un domaine essentiel, mais qui a toujours manqué de ressources. Ainsi, d’après un rapport de Cancer Australia, en 2014, l’Australie, le Canada, les Etats-Unis et le Royaume-Uni consacraient à la prévention seulement 2 à 3% des fonds alloués à la recherche sur le cancer, et peut-être 10% à l’étiologie. Pourtant, l’augmentation rapide du fardeau du cancer et la croissance exponentielle du coût des traitements et des soins montrent bien qu’aucun pays ne pourra régler le problème de cette façon.
Dans les pays développés, les priorités en termes d’investissement dans la recherche de nouvelles thérapies sont définies en fonction d’un ensemble complexe de questions d’ordre philosophique, émotionnel, promotionnel, économique et politique, bien loin de l’objet de cet ouvrage. Mais avec le temps, la supériorité de la prévention et du diagnostic précoce sur le traitement en matière de rentabilité s’imposera si bien que les responsables politiques ne pourront l’ignorer. Il sera alors impératif d’instaurer un meilleur équilibre des ressources entre les différents domaines de la recherche sur le cancer, au moins pour ce qui est des fonds publics. La volonté bien compréhensible d’améliorer la qualité de vie des patients devra s’accompagner d’efforts pour éviter à tout prix le développement de la maladie. La reconnaissance universelle de cette approche pleine de sagesse est illustrée dans le World Cancer Report 2014 du CIRC par un proverbe de la tribu Kalenjin, au Kenya : « Il est préférable d’éteindre l’incendie avant qu’il ne devienne trop important ». Ce proverbe s’applique à la prévention du cancer.
Il existe différentes façons d’envisager la prévention. Le CIRC met l’accent sur la description de la situation et sur l’identification des causes, ainsi que sur l’évaluation des interventions et de leur mise en œuvre. La mise en évidence d’une diminution notable du fardeau de la maladie à partir des données communiquées par les registres du cancer vient boucler ce cycle. Cette stratégie nécessite une approche interdisciplinaire qui allie d’une part les connaissances et les technologies issues des progrès de la recherche fondamentale en biologie du cancer, et d’autre part les sciences sociales et comportementales qui s’intéressent aux facteurs de risque de cancer intervenant tout au long du processus, à l’échelle de l’individu, de la communauté ou de l’ensemble de la société. Par conséquent, le CIRC devra poursuivre son objectif d’intégration des disciplines les plus diverses, en s’appuyant, comme il l’a toujours fait, sur les compétences spécialisées des chercheurs des différents pays, dans le cadre de partenariats collaboratifs.
Répartition des activités du CIRC en matière de prévention du cancer.
Cette dernière décennie, les recherches sur les causes du cancer se sont attachées aux détails moléculaires des variations génétiques interindividuelles, dans le cadre d’études pangénomiques de plus en plus vastes. L’un des objectifs consistait à identifier des sous-groupes d’individus génétiquement prédisposés et à concevoir des mesures préventives, adaptées à chacun d’eux, de la même façon que l’on cible les thérapies sur des sous-groupes de tumeurs génétiquement susceptibles de répondre à ces traitements. Mais le cancer ne résulte pas simplement de particularités individuelles, d’ordre génétique ou autre. La santé dépend non seulement de nombreuses caractéristiques individuelles complexes, mais aussi du contexte sociétal global. C’est pourquoi il est impératif de mener des enquêtes épidémiologiques qui tiennent compte des déterminants sociaux du cancer au sens large. L’impact du changement climatique sur la santé constituera lui aussi un élément important, mais à ce jour, nul ne peut prédire son ampleur et sa nature. Chacune de ces considérations devra tenir compte des effets des expositions antérieures à différents moments de l’existence, avec les indices y afférant et les périodes cruciales au cours desquelles une intervention efficace est possible.
En dépit des progrès réalisés à ce jour en matière de prévention du cancer, l’efficacité d’une intervention observée dans le cadre bien défini d’études expérimentales reste très différente de l’efficacité réelle de la même intervention, lorsqu’elle est intégrée aux services de santé. C’est pourquoi il est nécessaire d’identifier les facteurs qui permettent ou entravent la réussite de la mise en œuvre des interventions. Ces facteurs seront probablement différents d’une société à l’autre, en raison des inégalités croissantes dues au libre-échange. La recherche sur la mise en œuvre des interventions à visée préventive est donc un domaine important, mais encore peu étudié. Le CIRC est bien placé pour combler ce retard, compte tenu non seulement de son expertise, mais aussi de son statut international qui lui permet de travailler avec les chercheurs et les autorités gouvernementales à l’évaluation et au renforcement des programmes nationaux. Nul doute que ce domaine de recherche, en rapport direct avec la santé publique, représentera à l’avenir un volet essentiel de ses activités.
Le CIRC conduit des études en collaboration avec le gouvernement thaïlandais pour évaluer la meilleure façon de mettre en place un programme de dépistage du cancer colorectal et pouvoir l’étendre à tout le pays (voir le chapitre « Dépistage et diagnostic précoce du cancer »). Voici certains éléments éducatifs utilisés pour informer la population sur le programme, ainsi que les tests utilisés pour la recherche de sang dans les selles.
Pour la prochaine étape de son existence, le Centre orientera davantage sa recherche vers l’appui aux politiques sanitaires, mais cet objectif ne doit pas pour autant compromettre la qualité scientifique de ses travaux. Les données factuelles précises sur l’incidence du cancer, les facteurs de risque et les actions préventives constituent une partie du socle sur lequel s’appuyer pour élaborer les mesures de lutte contre le cancer, mais cela n’est possible que si ces données sont fiables. Pour qu’il en soit ainsi, la recherche doit utiliser des techniques de pointe et exploiter les connaissances les plus récentes. Ainsi, le CIRC continuera non seulement à mener des recherches originales, mais aussi à se porter garant du recueil de données probantes et à les diffuser dans des ouvrages dignes de confiance, tels que les Monographies du CIRC, les IARC Handbooks of Cancer Prevention, la Classification OMS des tumeurs, ainsi que les compilations des statistiques mondiales du cancer présentées dans Cancer Incidence in Five Continents et GLOBOCAN. De cette façon, le Centre participe à la production de « biens publics » qui servent à réduire le fardeau du cancer dans le monde.
Ceux qui ont créé le CIRC ont eu la clairvoyance de lui accorder une grande autonomie, tout en l’intégrant à l’OMS. Le fait que l’OMS ait été elle-même au cœur du choix de cette solution n’est pas anodin. Comme l’a déclaré John Higginson en 1971, le CIRC a été « établi dans le cadre de l’OMS, mais il est habilité à développer ses propres programmes de recherche ». C’est un modèle qui fonctionne bien, avec une séparation équilibrée des pouvoirs et une ligne politique et opérationnelle bien définie.
Sa structure administrative lui permet de mener ses recherches en-dehors de toute pression politique. Cette indépendance aide les pays à surmonter les pressions internes qu’ils peuvent subir, car les conclusions scientifiques du CIRC sont reconnues pour leur indépendance par rapport aux intérêts nationaux, et acceptées en tant que telles. Le Centre fait parfois entendre sa voix quand les autorités nationales scientifiques sont plus ou moins censurées. Tabagisme, gaz d’échappement des moteurs diesel, téléphones portables, travail posté, radiations nucléaires et dépistage du cancer du sein sont quelques-uns des sujets de ces dernières années pour lesquels le CIRC a pu évaluer les données de la science, libre de toute influence extérieure. C’est à son Conseil de Direction que revient l’immense mérite de maintenir cette indépendance et cette liberté, qui sous-tendent depuis toujours la qualité de ses travaux. En ce qui concerne l’avenir, il convient de rester vigilant sur les questions de conflit d’intérêts autant que de maintenir la stratégie scientifique et les programmes de recherche.
Certes, le CIRC est apprécié pour la qualité, l’intégrité et l’indépendance de ses recherches, qui de plus en plus font figure d’exception, mais rien n’est définitivement acquis. Il agit au milieu d’un tourbillon de pressions, de revendications et d’intérêts particuliers, souvent indirects et difficiles à démasquer. Au cours des deux dernières décennies, les partenariats établis par les chercheurs universitaires avec le secteur privé, sous l’impulsion des gouvernements de nombreux pays développés, ont brouillé les limites entre les deux secteurs. En effet, même si la croissance technologique et économique résultant de la recherche peut être considérée comme bénéfique, le recours aux financements du secteur privé risque d’éroder l’indépendance des chercheurs. C’est un grave problème, car les preuves scientifiques dont on a besoin pour mettre en place les politiques sanitaires doivent être obtenues en toute indépendance. Par exemple, si l’industrie alimentaire finançait les recherches sur l’alimentation et le cancer, il serait extrêmement difficile d’assurer l’absence de tout conflit d’intérêt, qu’il soit réel ou perçu comme tel.
C’est pourquoi le CIRC continuera à défendre son indépendance vis-à-vis des intérêts particuliers, et toute vérification extérieure de ses activités est favorablement perçue, car elle permet de vérifier une fois encore qu’il adhère bien à ses propres valeurs. Une réputation se perd facilement et se regagne difficilement. Toutefois, en gardant ses distances avec le secteur privé, le CIRC se prive de financements pour ses recherches, ce qui peut constituer un problème, les pays ayant tendance à réduire leurs budgets d’aide aux organismes internationaux. Ces dernières années, ses dépenses totales étaient assurées pour deux tiers par les contributions des Etats participants et pour un tiers par des fonds extrabudgétaires, provenant essentiellement de subventions obtenues de façon compétitive, en ligne avec sa stratégie. Il semble important de préserver cet équilibre. Les donateurs et les fondations offrent une alternative aux contributions des Etats participants, mais ils ont leurs propres objectifs, et il faut veiller à ce que cela ne fasse pas dévier les projets. Par conséquent, pour pouvoir restreindre la participation du secteur privé, il faut que le budget régulier approvisionné par les Etats participants soit suffisant. La récession économique de ces sept dernières années impose de réviser l’option initiale, qui consistait à compléter le budget de base par les contributions volontaires des Etats participants destinées à soutenir des projets particuliers.
Dans cette optique, on peut envisager de rattacher le programme de recherche sur le cancer aux objectifs du développement durable, ce qui donne accès aux financements accordés à l’aide au développement. Cette solution novatrice en matière de financement constitue par ailleurs une reconnaissance du rôle des déterminants sociaux de la maladie et de la relation entre le cancer et le contexte sociétal dans lequel il s’inscrit. Enfin, tout comme la situation du cancer évolue, la composition des organes directeurs du CIRC doit elle aussi évoluer, et intégrer davantage d’Etats participants de l’hémisphère sud qui pourront faire connaître leur avis, offrir leur savoir-faire et apporter leur contribution financière à cet effort mondial de recherche sur le cancer.
Le CIRC est un centre de recherche spécialisé sur le cancer. Il s’appuie sur la science. Son mode de fonctionnement, fondé sur la coopération, permet de lever les obstacles tant au niveau des rapports humains que des infrastructures, et d’ouvrir la voie à une autre façon de procéder, au moment où les fractures sont profondes au sein des sociétés et entre les sociétés. C’est ainsi que des personnes de 50 nationalités différentes, aux cultures multiples, se retrouvent à Lyon sous le même toit, et travaillent ensemble, dans une ambiance amicale, à des objectifs communs. Cette dynamique est alimentée par le passage constant de jeunes chercheurs qui viennent apporter leur contribution, riches de leurs motivations et de leurs ambitions. La vaste « famille » que forment les collaborateurs du CIRC disséminés aux quatre coins du monde renforce encore cet esprit de coopération qui permet de mener à bien les projets, même quand il s’agit de sujets sensibles. On ne peut évidemment pas toujours éviter les désaccords et les malentendus. Mais l’expérience prouve qu’il est possible de surmonter les différences lorsque l’on partage la même vision et la même volonté de résoudre des problèmes d’ordre humanitaire.
Une réunion organisée par le CIRC en 2013 illustre la mise en pratique de cette théorie. La réunion portait sur la question de l’exposition aux radiations, suite aux essais nucléaires réalisés par l’Union soviétique de 1949 à 1962, à Semipalatinsk, au Kazakhstan. Autour de la table, des chercheurs venus d’Allemagne, des Etats-Unis, du Japon, du Kazakhstan, de Norvège et du Royaume-Uni, s’efforçaient d’apporter les meilleures données scientifiques pour élaborer un projet qui devait permettre d’obtenir des informations importantes sur les conséquences de l’exposition prolongée aux faibles doses de radiations, mais qui touchait aussi à une période difficile de l’histoire. Peu d’organisations autres que le CIRC auraient pu organiser une telle réunion et créer l’espace nécessaire pour une collaboration scientifique fructueuse. D’une certaine façon, ce projet, de même que les autres études coordonnées par le CIRC sur l’exposition aux radiations nucléaires – environs de la rivière Techa, accidents de Tchernobyl et de Fukushima, ainsi que les études internationales sur les travailleurs du nucléaire – nous ramènent à la double préoccupation des premiers partisans d’une nouvelle organisation sur le cancer : l’arme nucléaire et le cancer. Il est peut-être temps de revoir les arguments moraux pour militer en faveur d’une redistribution de la dépense publique, et d’accepter de diminuer le budget de la défense pour augmenter celui de la santé. On sent une certaine forme de passivité et de résignation, face à la demande permanente de preuves de la rentabilité des actions sanitaires, alors que les interventions militaires en sont visiblement exemptées. La grande communauté de la santé publique se doit de protester contre cette situation.
En conclusion, on peut dire que le CIRC n’est pas seulement un centre de recherche sur le cancer. C’est un modèle où la méfiance et l’intérêt personnel font place à l’ouverture d’esprit et à la coopération, où les priorités nationales sont établies pour le bien commun. Il est impossible, et probablement peu souhaitable, d’essayer de mesurer l’impact qu’a eu une telle expérience sur ceux qui ont travaillé au Centre, et cela n’est certainement pas la raison d’être du CIRC. Toutefois, cette expérience est une des retombées positives de la façon dont est faite la recherche au CIRC, et c’est déjà important en soi. C’est un exemple de ce qui peut exister.
Le Général de Gaulle, dans ses premières références au nouveau centre sur le cancer, avait insisté sur trois points qu’il espérait voir incarner : la coopération entre les peuples, l’amélioration de la condition humaine et l’avancement des sciences. Bien que cette déclaration ait été faite à une époque bien différente de celle d’aujourd’hui, on ne peut que partager ces aspirations. Que tous ceux qui ont la responsabilité d’assurer l’avenir du Centre international de Recherche sur le Cancer, héritage d’un élan international, s’inspirent de cette vision.